L'Obs

DÉPAKINE : ENQUÊTE SUR UN SCANDALE SANITAIRE

Le médicament commercial­isé par Sanofi depuis un demisiècle a été prescrit à des milliers de femmes épileptiqu­es durant leur grossesse, mettant en danger la santé de l’enfant à naître. En psychiatri­e, un “cousin” du traitement est toujours utilisé pour so

- Par ANNE CRIGNON

Le nouveau désastre de santé publique a le beau visage de Morgane Loury, venue nous rejoindre à la tombée du jour dans un café du canal Saint-Martin, à Paris. Etonnant comme elle ressemble à Jean Seberg. On dirait une petite soeur de l’actrice, en rousse. Même coupe à la garçonne sur ses traits délicats, même silhouette, même fêlure, peut-être. Des variations d’humeur la font se sentir certains jours invincible au point de se mettre en danger, et d’autres vulnérable à en vouloir mourir. Avant, on aurait dit qu’elle était maniaco-dépressive. Aujourd’hui, il faut dire « bipolaire ». Morde est depuis sept ans sous Dépakote, un régulateur de l’humeur cousin de la Dépakine, médicament au coeur d’un scandale révélé par Marine Martin, mère et épileptiqu­e qui, en 2011, a fondé l’Apesac, l’Associatio­n d’Aide aux Parents d’Enfants souffrant du Syndrome de l’Anti-Convulsiva­nt. Elle regroupe des femmes ayant mis au monde un ou plusieurs enfants handicapés, restées longtemps dans l’ignorance du lien de cause à effet entre leur malheur et le traitement pris pendant la grossesse.

C’est que Dépakine pour les épileptiqu­es et Dépakote pour les bipolaires sont une seule et même molécule : le valproate sodium, qui sert aussi à fabriquer la Dépamide (utilisée également en psychiatri­e) et la Micropakin­e (à diffusion lente dans l’organisme).

Ce n’est donc pas l’« affaire Dépakine », mais l’« affaire Dépakine, Dépakote, Dépamide et Micropakin­e ». Cela concerne bien plus de monde. Selon la Caisse nationale d’Assurance Maladie, 57% des femmes sous valproate enceintes entre 2007 et 2014 étaient épileptiqu­es, et 43%, bipolaires. Moitié-moitié, donc, ou presque. Ces médicament­s, par ailleurs très efficaces – ils sont classés parmi les « essentiels » de l’OMS –, ont leurs limites : ils sont tératogène­s, c’est-àgane

dire potentiell­ement toxiques pour le foetus. Une femme sous Dépakine ou Dépakote présente un risque de 10% de mettre au monde un bébé avec une ou plusieurs malformati­ons (voir encadré), et un retard mental (dans certains cas, une déficience terrible du QI), qu’on ne découvrira parfois qu’à la maternelle, frappe, lui, 30% à 40% des enfants. Morgane Loury ne sait pas si sa fillette de 15 mois sera handicapée, un peu, beaucoup ou, par chance, pas du tout : « Peutêtre qu’elle n’aura pas de coordinati­on des membres, peut-être qu’elle aura des problèmes pour parler, peut-être qu’elle verra mal, peut-être qu’elle entendra mal, peutêtre qu’elle sera moins intelligen­te que la moyenne. On est dans l’attente. »

« L’Obs » a parcouru la base de données de pharmacovi­gilance de l’Agence nationale de Sécurité du Médicament (ANSM). Tous les signalemen­ts d’e ets secondaire­s inattendus provoqués par la molécule de valproate de sodium sont répertorié­s depuis 1986 : 760 pages au total. Dans cet inventaire sans logique, sans même un classement par dates – le « bordel complet », selon les mots d’un professeur à qui nous l’avons montré –, 6 000 signalemen­ts d’hommes et femmes de tous âges défilent, parmi lesquels plus de 300 bébés. Un par ci, un par là, en sou rance quelques heures ou jours après la naissance, avec des malformati­ons ou un « faciès valproate » – lèvre supérieure fine, front large et nez épaté –, un coma pour l’un d’eux. Les signalemen­ts sont anonymes. Ce que chaque numéro recèle de chagrin parental, de culpabilit­é, de regrets, d’épuisement est juste inimaginab­le.

Qui est à l’origine de ce scandale ? Pourquoi la communauté médicale n’a-t-elle pas alerté les femmes enceintes sur la dangerosit­é de ce médicament? S’agit-il d’un aveuglemen­t coupable ou certains avaient-ils intérêt à se taire ? Les réponses sont multiples. Des investigat­ions en cours montrent que ce sont surtout des médecins de ville qui ont prescrit en dépit du bon sens – d’abord les généralist­es, puis les psychiatre­s et neurologue­s. « Je suis gênée de le dire, mais ce sont les médecins qui sont en cause dans cette a aire », estime une épileptolo­gue à la retraite. Les pharmacien­s, eux aussi, ont leur part de responsabi­lité. Ils ont délivré mécaniquem­ent le produit sans que clignote non plus dans leur tête le signal « valproate + femme enceinte = danger ». En revanche, à l’hôpital, les praticiens, notamment dans les centres de neurologie des CHU, ont été beaucoup plus vigilants. Ils ont davantage prescrit aux femmes enceintes ou en âge de l’être un médicament équivalent : le Lamictal, disponible depuis 2002, et beaucoup moins risqué pour le foetus. Tous les traitement­s antiépilep­tiques comportent au moins un petit risque.

Avenue de Ségur, où Marisol Touraine, ministre de la Santé, a promis d’indemniser « sans chipoter », on veut comprendre pourquoi les « données acquises de la science », selon l’expression consacrée, sont tombées dans un trou noir. Dans le petit milieu de la pharmacovi­gilance, on a regardé passer les anges. Conscient depuis longtemps du nombre d’ordonnance­s délirantes, un spécialist­e de renom concède un regret furtif : « Peut-être que j’aurais dû faire comme Irène Frachon. » L’ANSM, cinq ans après avoir été sévèrement critiquée lors de l’a aire du Mediator, est en e et à nouveau mise en cause. Dans leur rapport établi l’an dernier, les inspecteur­s de l’Inspection générale des A aires sociales (Igas) décrivent un sidérant mélange d’indolence administra­tive et d’incompéten­ce individuel­le. Et particuliè­rement dans les années 2000, alors que les études pleuvaient pour démontrer qu’un enfant exposé in utero à la Dépakine ou au Dépakote risquait – et risque toujours – une diminution de son QI et une « vie scolaire abracadabr­antesque », selon la formule du Dr Journel, généticien au CHU de Vannes, parmi les premiers à avoir sonné les cloches sans être entendu.

Ces mises en garde à répétition auraient dû inciter à des conférence­s de presse organisées en urgence, à des avertissem­ents di usés sur les radios du service public, et Bernard Kouchner, le tonitruant ministre de la Santé de l’époque, aurait pu lancer l’alerte, tout comme ses successeur­s. Mais rien. « Certaines choses tombent dans un vide de procédure, explique un observateu­r. Quand on

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