Economie Et si l’on redistribuait le capital ? Un entretien avec Branko Milanović
Le protectionnisme est une mauvaise réponse aux frustrations des citoyens, estime l’économiste Branko Milanović. Pour lui, il faut agir à l’intérieur de chaque pays, en favorisant une distribution plus égalitaire du patrimoine entre les individus
La distribution d’un « patrimoine pour tous » : c’est la dernière idée choc lancée dans le débat politique français – cette fois par François Hollande, juste avant l’annonce de son renoncement – pour a ronter les chocs que fait subir aux citoyens la mondialisation. La proposition va dans le bon sens, estime Branko Milanović, l’économiste rendu brusquement célèbre ces derniers mois par son « graphique de l’éléphant » (voir page suivante) qui résume l’impact de la mondialisation sur les revenus. La poussée soudaine du populisme, sous diverses formes – aux Etats-Unis avec Trump, en Grande-Bretagne avec le Brexit, en France avec le Front national, en Italie avec le Mouvement 5 Etoiles –, a relancé le débat sur les effets déstabilisateurs de la mondialisation. Est-elle un bouc émissaire ou la cause réelle des difficultés rencontrées dans les pays riches ?
Il est extrêmement difficile d’établir, scientifiquement, la causalité entre la mondialisation et les difficultés vécues par les personnes attirées vers le populisme. Mais il y a de bonnes raisons de suspecter la mondialisation d’avoir eu des effets sur les salaires et l’emploi des pays avancés, ainsi que sur les inégalités. Prenez les revenus des classes populaires et moyennes de nos pays : ils ont progressé très faiblement pendant les vingt-cinq dernières années. Or, sur la même période, les revenus des classes moyennes asiatiques – certes bien plus pauvres, mais avec lesquelles les travailleurs occidentaux peuvent être désormais en concurrence – ont crû rapidement. Et les plus riches, dans les pays avancés, se sont enrichis encore plus. Prises en tenaille entre ces bénéficiaires de la mondialisation, les classes populaires et moyennes des pays riches expriment une insatisfaction qui se traduit aujourd’hui sur le plan politique. Quelques chiffres : entre 1988 et 2011, le revenu d’une personne se situant au milieu de l’échelle des revenus de son pays a augmenté de seulement 0,5% par an aux Etats-Unis ou en Allemagne, de 1,7 % en France. Sur la même période, il a augmenté par an de plus de 6% en Chine et 8% au Vietnam. Et, à l’intérieur des nations avancées, les 10% les plus aisés ont vu leurs revenus augmenter de 3% par an aux Etats-Unis, de plus de 4% par an en Grande-Bretagne… Si vous passez aux 1% les plus riches, la progres- sion des revenus a été bien plus spectaculaire encore. En dehors de la mondialisation, on avance deux autres explications aux inégalités croissantes : l’accélération des progrès technologiques et l’application de mauvaises politiques… Laquelle des trois est la principale ? On ne peut pas prendre séparément ces trois causes car elles sont étroitement liées.
La politique économique est contrainte par la mondialisation : si les gouvernements n’augmentent pas les impôts sur le capital ou sur les salaires très élevés, c’est parce qu’ils craignent de voir déménager vers d’autres cieux l’argent ou les cadres, ce que la mondialisation a rendu très simple. Le progrès technologique est lui aussi lié à la mondialisation. Il est incorporé dans des objets ou des services produits en Chine, en Birmanie ou au Laos. Si elles devaient être fabriquées dans les pays riches et non dans les pays à bas salaires, de nombreuses machines high-tech n’existeraient probablement pas ou elles seraient bien moins sophistiquées. De même, si les smartphones étaient produits en Occident – où ils coûteraient donc beaucoup plus cher –, il y aurait bien moins d’utilisateurs, et donc bien moins d’innovation, car le développement d’applications pour ces smartphones aurait moins d’intérêt commercial. On ne verrait pas non plus apparaître de nouveaux modèles économiques, comme celui d’Uber.
Ce graphique compare la progression (échelle verticale) des revenus des habitants de la planète depuis 1988, en partant des 1% les plus pauvres aux 1% les plus riches (échelle horizontale). Il fait apparaître la sortie de la pauvreté des plus pauvres, le surgissement des classes moyennes chinoise et indienne, la stagnation du pouvoir d’achat des Occidentaux, l’explosion des revenus des 1% les plus riches (c’est la trompe).
Les poussées de populisme sont constatées dans les pays qui étaient considérés comme les bons élèves du libéralisme économique : Etats-Unis, Grande-Bretagne,Hongrie…Simplecoïncidence? La montée des populismes n’épargne personne. On la constate aussi en France avec le FN, en Allemagne avec l’AfD, en Suède, au Danemark… Il y a bien sûr des différences d’un pays à l’autre, mais tous les pays riches sont dans des situations similaires : ce sont des pays qui ont accepté la mondialisation, qui ont une maind’oeuvre très qualifiée, mais qui sont en concurrence avec des pays moins riches et qui doivent aussi faire face aux pressions migratoires. Les migrations, quoi qu’on en dise parfois, font partie intégrante de la mondialisation. Provoquées par les énormes différences de revenus entre les pays, elles obéissent finalement à une logique similaire à celle des mouvements de capitaux. Si la mondialisation est à l’origine de ces difficultés, n’est-il pas logique de revenir à des mesures protectionnistes, pour protéger les secteurs les plus exposés à cette concurrence avec les travailleurs à bas salaires ? C’est le pari de Donald Trump et en France celui du FN ou celui de candidats de gauche comme Arnaud Montebourg ou JeanLuc Mélenchon. Il y a deux façons de répondre à ces défis. La première, c’est de lutter contre la mondialisation, mais je pense que ce n’est ni souhaitable ni possible. Pas souhaitable, car le protectionnisme freinerait la croissance des pays avancés et celle des pays émergents. Pas possible, car il irait à l’encontre de l’architecture internationale bâtie depuis soixante-dix ans. Cela supposerait de changer toutes les règles du jeu et toutes les organisations. Prenez le cas du Brexit : il y a eu une décision politique de sortir de l’Union européenne, mais lorsqu’il s’agit de le faire, on se rend compte qu’il faut affronter des difficultés énormes. De même, je ne pense pas que Marine Le Pen puisse sortir aussi facilement de l’euro qu’elle le pense. La seconde solution, bien meilleure selon moi, est d’agir contre les inégalités dans le cadre national. C’est possible si l’on agit très en amont. Le casse-tête de la mondialisation est très difficile à résoudre sur le plan strictement national. Certains suggèrent d’être plus audacieux et d’agir sur le plan international. L’économiste Thomas Piketty a ainsi proposé une taxe mondiale progressive sur le capital… Le raisonnement qui mène Thomas Piketty à cette proposition est très logique. Mais elle ne me semble pas très réaliste. Notre vie politique est encore organisée dans le cadre d’Etats-nations et lorsque les gens ne sont pas contents, c’est encore vers leurs gouvernements qu’ils se tournent. Quelles mesures peuvent être prises sur le plan national ? Jusque-là, les pays occidentaux luttent contre les inégalités par redistribution des revenus courants : cela passe par les impôts ou par les transferts sociaux. Mais ces politiques se heurtent à deux limites. La première est la pression fiscale que peuvent tolérer les citoyens, surtout dans un contexte de défiance croissant visà-vis des Etats, soupçonnés de ne pas utiliser cet argent efficacement ; la seconde est, comme on l’a vu, le risque de voir l’argent des contribuables filer à l’étranger. Il faut donc agir bien en amont de cette redistribution, par une égalisation des chances et des dotations. Par une meilleure répartition du capital financier et humain. Cela peut passer par des bourses d’études, pour casser le quasi-monopole des riches sur l’accès à l’éducation de haute qualité. Cela peut aussi passer par d’autres dotations financières et par une politique fiscale favorable à l’épargne et à l’investissement des classes moyennes et populaires, afin de mettre fin à la concentration extraordinaire du capital au sommet de l’échelle. Les nations qui parviendront à rétablir une meilleure répartition de la richesse seront bien plus fortes face aux chocs de la mondialisation, car elles ne seront plus sous la menace permanente de réactions politiques menaçantes. L’économiste britannique Anthony Atkinson ou le politologue américain Bruce Ackerman ont proposé de doter tous les citoyens, à leur majorité, d’un patrimoine de départ. Ackerman parlait par exemple de leur attribuer 80 000 dollars. Est-ce à ce genre d’idées que vous pensez ? Exactement. C’est aussi ce qu’avait en tête James Meads en 1964 avec sa « démocratie des propriétaires ». C’est à mon avis plus facile à mettre en place, politiquement, que le revenu universel, car ce dernier passe par un transfert courant permanent. Agir par le versant du capital plutôt que par le versant des revenus aurait du sens, car les inégalités de patrimoine sont au coeur du problème posé aujourd’hui. La concentration actuelle de la richesse dans les mains des 1 % les plus fortunés est telle que toute augmentation des revenus du capital aggrave mécaniquement les inégalités. C’est ce que l’on constate depuis deux décennies, et cela pourrait s’accélérer au fur et à mesure que les pays deviennent plus riches. Mais un tel « patrimoine universel » devrait bien être financé, probablement par de nouveaux prélèvements obligatoires. Ne retomberait-on pas alors sur la contrainte fiscale et le risque de fuite de capitaux ? Des dotations de type « Atkinson » devraient effectivement être financées, et le mieux serait qu’elles le soient par l’impôt sur l’héritage plutôt que par l’impôt sur le revenu. Pour ma part, dans le but de réduire la concentration du capital (et donc des revenus du capital), je privilégie des incitations fiscales favorisant l’épargne et l’investissement, dirigées vers les classes moyennes et populaires. Cela peut aussi passer par la distribution d’actions des entreprises à leurs salariés.
Ancien économiste à la Banque mondiale, l’Américain d’origine serbe BRANKO MILANOVIĆ, 63 ans, a rejoint l’université de New York. Spécialiste de la mondialisation et des inégalités, il a tiré de ses recherches un livre éclairant, « Global Inequality : A New Approach for the Age of Globalization » (Harvard University Press).