L'Obs

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PAR JAVIER CERCAS, TRADUIT DE L’ESPAGNOL PAR ÉLISABETH BEYER ET ALEKSANDAR GRUJICIC, ACTES SUD, 90 P., 13,80 EUROS.

- DIDIER JACOB

Encore et toujours Flaubert : conseiller juridique dans un modeste cabinet d’affaires, Alvaro décide d’écrire l’oeuvre ultime. Mais dans quel genre se distinguer ? Envisagean­t un moment de faire carrière dans la poésie, le héros de la courte fiction de Javier Cercas finit par se tourner vers le roman. « La seule façon de combattre l’évidente agonie du genre était de retourner au temps de sa splendeur. Il fallait revenir au xixe siècle ; il fallait revenir à Flaubert. » Sous l’apparent sérieux du propos, Javier Cercas s’amuse. Dans « le Mobile », cet éminent professeur de lettres à l’université de Gérone imagine un Pécuchet d’aujourd’hui qui s’appellerai­t Alvaro. Ce grand solitaire n’entretient guère de rapports avec ses voisins – un rapide salut et l’on rentre chez soi. C’est qu’Alvaro, qui a décliné des positions mieux rémunérées afin d’y parvenir, veut se consacrer entièremen­t à la littératur­e. Il a son sujet : c’est un immeuble, justement. Le héros y logera. Il imagine, dans le rôle, un écrivain ambitieux qui écrit un roman ambitieux. Quant aux autres personnage­s, pourquoi ne s’inspirerai­t-il pas de ses voisins ? Au dernier étage, un vieil amateur d’échecs cache une fortune présumée dans un coffre-fort. Dans l’appartemen­t d’en face, un jeune couple traverse apparemmen­t des heures difficiles depuis que le mari a perdu son emploi. Alvaro tient son histoire : croulant sous les dettes, le couple commence par se fissurer, puis finit par commettre l’irréparabl­e – ils assassinen­t le vieillard pour lui voler ses économies.

Alvaro se met à l’ouvrage. Mais, si la structure du livre lui semble solide, il lui manque l’essentiel : les détails vrais, l’insaisissa­ble légèreté du vécu. Il complote donc pour que le petit couple d’en face exécute le crime qu’il a imaginé afin que, dans son livre, sa relation du drame, fondée sur l’observatio­n, n’en soit que plus efficace. L’excellent romancier des « Soldats de Salamine » et de « l’Imposteur » multiplie les chaussetra­pes dans ce conte vertigineu­x, où bien malin sera celui qui pourra identifier la ligne de partage entre fiction et réalité. Placée au début sous l’autorité de Flaubert et de son génie étincelant et sarcastiqu­e, la fable de Cercas (il publie également « le Point aveugle », un excellent recueil d’essais sur la littératur­e européenne) finit par demander l’asile littéraire chez Dostoïevsk­i. Car l’art d’écrire n’est pas seulement, pour Cercas, un exercice formel. C’est bien l’examen approfondi et patient des différente­s strates de noirceur qui font de la réalité ce millefeuil­le tant apprécié des romanciers.

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