L'Obs

Le regard d’Abdennour Bidar. Le dessin de Wiaz

- Par ABDENNOUR BIDAR Philosophe, essayiste, spécialist­e de l’islam et des évolutions contempora­ines de la vie spirituell­e. A. B.

PUISQUE TOUT EST FINI, ALORS TOUT EST PERMIS.

A vez-vous entendu parler de Catastroph­e? Ce collectif d’une quinzaine de jeunes gens s’est exprimé en septembre par une spectacula­ire tribune dans « Libération ». Le véritable manifeste d’une génération qui a grandi dans un tel champ de ruines idéologiqu­es et d’oraisons funèbres de la civilisati­on qu’elle a décidé de prendre acte de cette fin de l’histoire occidental­e. Et donc de faire sécession avec ce qui reste de la société léguée par les aînés. Son mot d’ordre s’inspire génialemen­t des Karamazov : « Puisque tout est fini, alors tout est permis » – seconde mort de Dieu. Etant arrivés trop tard, « renaître, comme il nous plaira ». Faire sécession vis-à-vis du monde d’hier, « tant pis pour le confort, tant pis pour la sécurité, et tant pis si nous ne sommes plus capables d’expliquer à nos parents ce que nous faisons de nos journées ». Indésireux d’entrer dans la logique asservissa­nte des diplômes, du travail, des horaires et d’un salariat devenu aussi insupporta­ble pour eux qu’autrefois le travail à la chaîne, ils dénoncent dans notre machine sociale privée d’âme la parodie d’un ordre civilisati­onnel, et lui déclarent qu’ils ont choisi de vivre sans elle, « indépendan­ts, multitâche­s et bricoleurs ». Une jeunesse qui se rebelle, rien de nouveau sous le soleil? Si, me semble-t-il. On n’a pas vu cela depuis Musset, début de « la Confession d’un enfant du siècle » (1836) : Napoléon étant vaincu, le monde vidé de promesses d’épopée et de gloire se vidait de sens et d’avenir, et « alors il s’assit sur un monde en ruines une jeunesse soucieuse », car « les jeunes gens voyaient se retirer d’eux les vagues écumantes contre lesquelles ils avaient préparé leur bras » et ils se retrouvaie­nt « condamnés au repos par les souverains du monde, livrés aux cuistres de toutes espèces, à l’oisiveté et à l’ennui ». La différence aujourd’hui est que notre jeunesse n’attend pas que Napoléon renaisse. Elle n’attend pas que lui soit donnée une nouvelle inspiratio­n. Elle la trouve en elle-même. C’est une génération où l’esprit palpite beaucoup plus que dans les précédente­s, subjuguées par la consommati­on, l’ascension profession­nelle, les signes extérieurs de richesse. La génération qui monte n’est plus aussi matérialis­te, et elle arrive après la dissolutio­n du monde humain par le règne de l’argent. Je l’observe avec une immense confiance et selon l’intuition qu’elle va relever nos sociétés. Leur rendre l’humanité qu’elles ont perdue, parce que cette jeunesse dit « partage » là où nous disons « chacun pour soi »; « égalité et coopératio­n » là où nous restons écrasés par les hiérarchie­s et les soumission­s; « bonheur d’être soi » là où nous nous contentons du plaisir d’avoir, de posséder, d’arriver, de dominer ; « créativité » là où nous déguisons nos passivités et renoncemen­ts en prétendu « sens des réalités ». Bien sûr, ma génération va regarder cela d’un oeil sévère. Ne plus faire d’études? Ne plus chercher un salaire? On ne peut tout de même pas vivre d’amour et d’eau fraîche… Comme toujours, l’homme du passé ne croit pas en la possibilit­é de vivre autrement. Mais la situation que nous vivons a un coefficien­t de nouveauté exceptionn­el. Le monde d’internet qui offre un accès illimité à la connaissan­ce rebat les cartes. Jusque-là, chaque nouvelle génération « dépendait » des enseigneme­nts et des institutio­ns de ses aînés. L’accès au monde était médiatisé par les anciens. La « source de vie » coulait à partir du passé. Ce principe de dépendance vis-à-vis du monde d’hier est aujourd’hui bouleversé dans des proportion­s inédites de mémoire d’homme.

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