L'Obs

Histoire La bâtardise, au coeur de l’absolutism­e

Comment une société fondée sur le mariage chrétien a-t-elle fait une place aux bâtards? L’histoire que signe Sylvie Steinberg éclaire d’un nouveau jour les débats sur la filiation

- Par MAXIME LAURENT

D’une étymologie incertaine, la « bâtardise » recouvre une réalité complexe qui ne saurait se limiter à une insulte répandue partout dans le royaume de France. S’appuyant sur une masse d’archives, Sylvie Steinberg livre une histoire inédite de la filiation « illégitime » à l’époque charnière des xvie et xviie siècles, chargés des scories du Moyen Age et en passe de s’ouvrir aux Lumières. A l’heure où ladite filiation fait l’objet d’une interminab­le polémique, il est intéressan­t d’examiner les évolutions que connurent les réponses à une question sociétale a priori mineure – un pour cent des naissances dans les campagnes –, mais révélatric­e des us et coutumes de l’Ancien Régime, du poids de la morale chrétienne, et de l’opposition entre l’Eglise et le pouvoir royal.

SOUILLURE ?

Frappée d’indignité, voire d’infamie, la « naissance gauchère » portait, du point de vue chrétien, une « tache de bâtardise », également dite « macule », « marque » ou « souillure » : incarnatio­ns du « vice de géniture » et à ce titre interdits de vocation religieuse comme de sacrements, les bâtards devaient embrasser des rites purificate­urs au demeurant jamais complets dans le cas d’une bâtardise issue de l’inceste. En 1674, le droit canon redoutait ainsi qu’ils « ne suivent les malheureus­es traces de ceux qui les ont fait naistre ».

La jurisprude­nce canonique distingue pourtant les adultérins des enfants nés hors mariage et susceptibl­es d’être réhabilité­s par l’union officielle de leurs parents. Dans une société pétrie de morale chrétienne, cette « stigmatisa­tion spirituell­e » fut donc assortie de taxes assimilant ces infortunés aux serfs. Outre le chevage, les « mal nés » devaient, selon les régions, s’acquitter du formariage en cas de noces contractée­s avec une personne « bien née ».

Il n’en est pas moins vrai que les bâtards, certes « citoyens à part », jouissaien­t de droits, le père étant tenu de nourrir sa progénitur­e et de lui fournir une éducation conforme à sa situation. Au fil de la séquence étudiée par Sylvie Steinberg, on constate même « une atténuatio­n de cet écart social » : les redevances particuliè­res disparaiss­ent, tandis que les bâtards peuvent, au xviie siècle, accéder à des charges royales. L’explicatio­n? D’abord les avancées du droit royal, qui prend le pas sur les lois coutumière­s et religieuse­s, dénoncées par des juristes comme autant d’« atteintes à la liberté naturelle ». Néanmoins, l’incapacité successora­le des bâtards perdurera, même si l’on relève des contrastes locaux à l’encontre des enfants d’ecclésiast­iques, victimes ici d’une entreprise monarchiqu­e de moralisati­on du clergé. Avec les actes de légitimati­on royaux bénéfician­t à quelques centaines de bâtards par an, c’est bien la lutte d’influence entre Eglise et monarchie inscrite dans le droit divin qui apparaît au grand jour.

POLITIQUE ET FISCALITÉ

Au sein de la noblesse, le sujet paraît plus délicat : longtemps, un bâtard de parents nobles était noble luimême. Mais, en 1600, l’édit des tailles exigea une légitimati­on et un anoblissem­ent pour que l’appartenan­ce au deuxième ordre soit reconnue. Ici, les considérat­ions fiscales et politiques prédominen­t : il s’agissait, pour Henri IV, d’élargir l’assiette d’un impôt essentiel et de mieux contrôler la noblesse qui en était exemptée. De plus, le bâtard aristocrat­e se devait de dissimuler sa « tache de naissance » par l’éclat de sa « race », la guerre et le service du prince constituan­t à ce titre un théâtre idéal pour « illustrer le sang des aïeux ».

Avec ses bâtards légitimés et désignés en 1715 comme des successeur­s putatifs, Louis XIV a poussé très loin une logique ancienne dans laquelle les « mal nés » du roi occupaient de hautes fonctions. Etudiant dans ses moindres détails un sujet qui transcende les clivages sociaux, l’historienn­e souligne, enfin, comment un fort taux de mortalité infantile contribua à modifier le sort des bâtards, souvent vus comme un recours… Paradoxale­ment, c’est bien le Code civil qui précipiter­a un temps ces demiparias dans un « néant juridique ». « Une tache au front. La bâtardise aux xvie et xviie siècles », par Sylvie Steinberg, Albin Michel, 448 p., 24 euros.

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