PhysiqueVoyage en compagnie d’Einstein
Enfourchant sa bicyclette, le physicien Etienne Klein s’est lancé sur les traces du génial scientifique, parcourant de Zurich à Anvers les étapes clés de sa destinée. La médaille Fields 2010 a lu son essai pour “l’Obs”
Détectées pour la première fois en 2015, les infiniment subtiles ondes gravitationnelles ont provoqué un séisme dans le monde scientifique. C’était la preuve triomphante de la théorie de la relativité générale, publiée par Albert Einstein, exactement cent ans plus tôt. Un prétexte idéal pour se plonger ou se replonger, à travers le dernier essai d’Etienne Klein, dans l’oeuvre de celui qui incarna si parfaitement la science moderne.
Pas à pas, Klein retrace la carrière fabuleuse d’Einstein, ses interrogations de gamin sur la nature de la lumière, ses études oscillant entre brillance passionnée et rébellion nonchalante, sa quête éperdue des lois régissant la matière et l’espace jusqu’à la miraculeuse année 1905 où son génie explosa, son cheminement vers la relativité générale, point d’orgue de son oeuvre. Etudiant indépendant et sousestimé, rêvant de gloire, Einstein sera finalement érigé en mythe de son vivant. Encensé ou attaqué au rythme des changements politiques, ses plus belles théories, après s’être imposées à grand-peine, se feront assaisonner aux sauces les plus kitsch. Un destin unique !
Mais ce voyage en compagnie d’Einstein est aussi un exercice biographique où l’on côtoie le savant dans son intimité. On explore son style de raisonnement fait d’émerveillements devant des choses familières, d’intuitions lumineuses, de conversations joyeuses, d’expériences de « pensée profonde », et d’idées fixes poursuivies durant de longues années. On découvre ses penchants, depuis son goût pour la bonne chère et la musique jusqu’à son attachement inconditionnel à la liberté. Il écrit des lettres d’amour et de réconfort, blague avec ses copains jusqu’à pas d’heure, se brouille avec sa femme, se promène jour et nuit, ronfle terriblement… Au-delà de la divinité scientifique, on rencontre un humain avec ses soucis et ses marottes.
Au gré des pérégrinations du grand savant à travers l’Europe du début du xxe siècle, Klein nous promène à travers l’espace et le temps, les idées et la politique. Son récit tangue sans cesse, d’un pays à l’autre, d’un point de vue à l’autre, d’une période à l’autre. Et, si son époque fut empoisonnée par l’idée exacerbée de nation, Einstein y fut remarquablement imperméable, tour à tour immigré, naturalisé, binational, apatride, exilé… Il prend son passeport, rend son passeport, peu lui importe : seule la science semble compter pour lui. Cette science, nous la voyons également acquérir sa forme sociale moderne, portée par une communauté internationale, polyglotte, avide d’échanges, passionnée par le vent de la découverte et finalement dépassée par la terrifiante puissance qui émergera de cette curiosité enfantine.
Concis et facile à lire, l’ouvrage est parsemé de clins d’oeil, de rêveries, de dialogues socratiques et de jeux de mots fièrement vaseux, sans oublier quelques anagrammes dont Klein est un expert. On aurait aimé quelques dessins pour illustrer les fameuses expériences de pensée d’Einstein mais, réflexion faite, ce sera mieux encore si le lecteur les réalise en personne, s’appropriant ainsi sa matière.
Le livre refermé, on se demande : le pays qu’habitait Albert Einstein, était-ce la vieille Europe ? L’internationalisme ? Le voyage ? La science ? Le monde des idées ? La gloire ? Tout cela à la fois, sans doute. Violemment attaqué par les nazis, qui le menacent de mort, pris à partie par les antimilitaristes, dont il a quitté les rangs, Einstein fuit l’Europe dès 1933 ; il n’y remettra jamais les pieds. Ses années productives sont derrière lui, et bientôt le Vieux Continent sera en ruine. Quelques décennies suffiront à l’Europe pour transformer ses fantastiques promesses en un suicide monumental. Et à notre époque, où la politique mondiale semble devenue folle, il est bon de revivre quelques pages tourmentées de notre histoire à travers l’une de ses figures légendaires.