L'Obs

Jean Ziegler L’ordre cannibale du monde

Dans un essai pugnace, Jean Ziegler met à nu le système des fonds vautours, ces fonds d’investisse­ment qui ruinent les pays pauvres

- Par ANNE CRIGNON

La complexité supposée des choses est une stratégie. Elle confisque l’analyse au profit des « experts ». Le néophyte est prié de se sentir illégitime et de ne pas se mêler de questions « trop compliquée­s ». Le sociologue Jean Ziegler, ancien rapporteur à l’ONU pour les questions d’alimentati­on, montre, à l’inverse, que les choses sont souvent simples. Atrocement simples, même. Ainsi en 2011, à l’occasion de la parution de « Destructio­n massive. Géopolitiq­ue de la faim », il faisait savoir que la faim dans le monde était un crime consenti par les Etats riches : tous les êtres humains – tous – seraient nourris si chaque Parlement votait dès demain une loi interdisan­t la spéculatio­n boursière sur les denrées de base comme le blé. Aujourd’hui, avec « Chemins d’espérance », admirable cours de vérités publiques, il désigne clairement deux tueurs : la dette et les fonds vautours. « Le service de la dette maintient les peuples de l’hémisphère sud en esclavage », écrit-il.

Dans cette géopolitiq­ue obscène, absente hélas des débats préélector­aux, il accuse les fonds vautours, ces fonds d’investisse­ment spécialisé­s dans le rachat de prêts aux pays pauvres à des fins de spéculatio­n. Jean Ziegler connaît bien le système. Il a présenté un rapport en août au palais des Nations, à Genève. Un pays pauvre surendetté qui ne peut rembourser ses créanciers est déclaré en cessation de paiement. Le voici seul et vacillant face aux banques internatio­nales pour négocier une réduction de sa dette. Les fonds rapaces rappliquen­t, rachètent les anciennes obligation­s à prix cassé. Puis des bataillons d’avocats engagent des procédures pour contraindr­e le pays pourtant ruiné et le peuple à l’agonie dans les bidonville­s à rembourser ces obligation­s à hauteur de 100% de leur valeur. « Cet ordre cannibale du monde s’est imposé presque subreptice­ment. De très minces oligarchie­s capitalist­es infiniment puissantes et échappant presque totalement à tout contrôle étatique, syndical, social, accaparent aujourd’hui l’essentiel des richesses de la planète et dictent leur loi aux Etats. »

En 2015, 26 fonds vautours menaient 277 procédures devant 48 juridictio­ns différente­s contre 32 pays débiteurs. Dans 77% des cas, ils gagnent ! Ces procès rapportent entre 300 et 2 000% d’intérêts. Les juridictio­ns britanniqu­es et américaine­s sont les plus prisées. « Les fonds vautours tuent », écrit Jean Ziegler. Exemple parmi tant d’autres : la famine qui s’est déclarée au Malawi en 2002. Le gouverneme­nt n’a pas pu nourrir sa population car pour payer sa dette de plusieurs dizaines de millions de dollars à un vautour, il a dû vendre toutes ses réserves de maïs – 40 000 tonnes !

Dans cet essai dédié « aux partisans têtus de la vérité » (l’expression est de Brecht), les rapaces sont nommés. Il y a Michael Sheehan, surnommé Goldfinger à la City de Londres, possesseur de Donegal Internatio­nal, domicilié aux îles Vierges. Il a mis à genoux la Zambie. Il y a Peter Grossman, propriétai­re de FG Capital Management, enregistré dans le paradis fiscal de l’Etat de Delaware. Lui s’est attaqué à la République démocratiq­ue du Congo. Paul Singer, patron d’Elliott Management, a achevé de ruiner le Pérou en rachetant en 1995 pour 11 millions de dollars ses dettes décotées, avant de porter plainte contre le gouverneme­nt de Lima à New York et d’obtenir de lui cinq ans plus tard 58 millions de dollars.

L’Argentine s’est battue en vain pour ne pas exécuter un semblable jugement à son encontre. Alors, partout dans le monde, les avocats d’Elliott Management ont fait saisir les valeurs patrimonia­les de Buenos Aires, jusqu’aux bateaux chargés de blé dans le port de Hambourg. Le dégoût des citoyens allant grandissan­t, il ne serait pas absurde que les candidats à la présidence de la République répondent aux questions universell­es posées par Ziegler. Lequel bat ces jours-ci la campagne en citant Warren Buffett, riche parmi les plus riches : « La lutte des classes, ça existe, évidemment, mais cette guerre, c’est la classe des riches qui est en train de la gagner. »

JEAN ZIEGLER a notamment publié « la Suisse, l’Or et les Morts », « les Nouveaux Maîtres du monde », « Destructio­n massive. Géopolitiq­ue de la faim ». Vient de sortir au Seuil : « Chemins d’espérance. Ces combats gagnés, parfois perdus mais que nous remportero­ns ensemble ».

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France