Harcèlement La chasse aux « frotteurs »
Dans le métro parisien, une brigade de police est spécialisée dans le repérage et l’arrestation de ces agresseurs sexuels qui s’en prennent, parfois très discrètement, aux passagères. Reportage sur les lignes concernées
Quai de la station de métro Portede-Montreuil, ligne 9, 19h10. Il sourit. De soulagement ou de gêne, qui sait, mais il sourit. Après un moment d’incrédulité inquiète, l’homme a enfin compris pourquoi la police avait fondu sur lui alors qu’il sommeillait sur son strapontin, l’âme en paix, une dizaine de minutes après ses forfaits : « C’est parce que j’ai collé une femme dans le métro ? », minimise-t-il. Pour les trois policiers en civil, Michaël, Stéphane et Alexandre, qui viennent de le descendre de la rame manu militari, l’heure n’est pas à la rigolade. « T’as pas collé une femme, mais des femmes ! » rétorque Michaël, les yeux dans les yeux. Avec son pantalon à poches, ses baskets et son écharpe en coton, le policier a tout du jeune quadra cool. Mais sa voix est ferme et son ton, menaçant. « T’as de la chance : les victimes ne veulent pas déposer plainte. Si elles l’avaient fait, là, tu étais arrêté, la tête par terre. On aurait prélevé ton ADN. Lundi, tu te retrouvais devant le tribunal. C’est ça que tu veux ? » C’est un sermon dans les règles, un remontage de bretelles sans concession. L’homme prend un air gêné. M. F. a la cinquantaine arrondie. Des vêtements sombres et une parka vert foncé : tout du type ordinaire. Il reconnaît avoir « harcelé » des femmes. Michaël le corrige : « Ce n’est pas du harcèlement, mais une agression sexuelle ! Ça peut t’envoyer en prison. Les femmes, il faut les respecter. Tu te rends compte qu’elles vont mal dormir ce soir, en parler à leur mari ? »
M. F. est un « frotteur » parmi tant d’autres. Un de ces types aux mains baladeuses et au sexe en émoi qui peuplent certaines lignes de métro parisiennes. Pour les démasquer, les policiers de la Blast (1) les cherchent en parallèle de leur traque des voleurs à la tire. Les frotteurs maîtrisent l’art de noyer la vigilance des femmes en jouant sur la promiscuité des heures de pointe. Grâce à la cohue, leurs frotti-frotta insistants passent pour un contact forcé dénué d’intentions. Et pourtant ! « Un frotteur ne se frotte jamais une fois : ce sont des habitués, explique la commissaire Amandine Matricon-Charlot dans son bureau rue de l’Evangile, dans un quartier populaire du nord de Paris où des enquêteurs spécialisés planchent sur les agressions à caractère sexuel. Il y a ceux qui font ça le matin en allant au travail, et ceux qui font ça toute la journée. On en a même vu un qui partait de chez lui une demi-heure plus tôt que nécessaire, exprès. »
Ce sont des Messieurs Tout-le-Monde. « Souvent un père de famille marié avec des enfants, la cinquantaine. Mais ça se rajeunit : il y a de plus en plus de trentenaires », indique le capitaine Walter Frenay, qui supervise les policiers de la Blast, basée gare de Lyon. Les hommes originaires d’Inde, du Pakistan et d’Afrique du Nord, surtout d’Egypte, sont surreprésentés. « Ils n’ont pas les mêmes codes. Confrontés à ces corps féminins dans la promiscuité des transports en commun, certains perdent pied », estime la commissaire Matricon-Charlot. Mais personne n’a l’apanage de la « frotte ». Cet été, c’est un psychiatre qui s’adonnait à cette pratique répréhensible. « Il a d’abord dit qu’il était chômeur, mais pas du tout ! », s’offusque encore Alexandra, une policière de l’équipe. Michaël, lui, a même arrêté un prof de la Sorbonne. Sans parler de ce septuagénaire qui avait découpé son pantalon sous son
pardessus : « Il était nu des pectoraux aux genoux, son accoutrement tenait avec des bretelles. » Un grand classique : découdre l’intérieur des poches du pantalon.
Pour comprendre comment procèdent ces agresseurs, reprenons le cas de M. F., sermonné Porte-de-Montreuil. Nous sommes alors incognito, Michaël, Stéphane, Alexandre, Fabien et moi, à scruter les passagers de la ligne 2 en utilisant les reflets dans les vitres pour plus de discrétion. Quand soudain, du côté de Pigalle, Michaël repère un petit manège : « Regarde là, il y en a un. C’est une “frotte”. » Notre homme à la parka se tient derrière une femme noire, la quarantaine. Collé à ses fesses. La dame semble ne rien remarquer, mais peut-être est-ce pour s’extraire de cette situation qu’elle sort très vite de la rame ? Stéphane la suit pour s’en enquérir. Privé de sa proie, l’homme descend, et nous aussi. Il attend la rame suivante et monte à bord. Et se colle illico à une autre femme. Toujours noire, la quarantaine. « Beaucoup de frotteurs ont leur type, lui c’est les Blacks, décrypte Michaël. D’autres choisissent n’importe qui. » Ce frotteur ose tout. Il dépasse les bornes en poussant son bassin contre les fesses de sa victime, qui se retourne brutalement et fronce les sourcils, visiblement courroucée. « Elle l’a remarqué », souffle Michaël. L’homme descend à la station suivante. C’est le top départ pour l’équipe, jusque-là en retrait.
Michaël, Alexandre et moi emboîtons le pas à l’individu dans les couloirs du métro. Il faut slalomer entre les usagers pressés comme entre des quilles à ne pas faire tomber. Fabien, lui, part de son côté recueillir le témoignage de la victime, la « cave », comme disent les flics. Il faut la convaincre de porter plainte. C’est seulement à cette condition que Michaël et les autres pourront interpeller l’homme en « flag » (flagrant délit). Fabien a l’habitude : c’est souvent lui qui s’y colle. Avec son look de « métalleux », oreilles percées et tempes rasées, il n’a pas l’étiquette « police », et ça rassure. Mais cette fois, il fait chou blanc. Fabien appelle Michaël sur son portable : « Elle voulait porter plainte mais elle ne pouvait pas car elle devait absolument rentrer chez elle pour ses enfants. Elle a senti tout de suite un truc contre ses fesses, donc elle a bougé. » Les trois policiers, assis dans une rame à quelques centimètres de l’homme à la parka qu’ils n’ont pas lâché d’une semelle, décident de le débarquer à la station Portede-Montreuil. Une fois sermonné, l’homme pourra partir ; ils seront obligés de le laisser filer. « Allez : cette fois, c’est cadeau, lui dit Michaël après les remontrances. Tu sors de la station réfléchir dehors à ce que tu as fait. Et puis tu rentres chez toi et tu regardes “Code pénal” sur internet, compris ? » L’homme à la parka s’éloigne, contrit.
Les policiers sont déçus, mais c’est tellement habituel... « Souvent, les victimes n’ont pas le temps, ou pensent que ça ne sert pas à grand-chose, explique Michaël. On leur dit que la prochaine fois le frotteur s’en prendra peut-être à une gamine. C’est arrivé une fois : un homme s’est attaqué à une mineure de 17 ans. Nous avons rappelé la dame qui avait refusé de porter plainte juste avant, et elle s’est déplacée. » Rue de l’Evangile, l’humeur est pourtant à l’optimisme. La campagne d’affichage de la RATP d’avril 2015, qui montrait des crocodiles en train d’agresser des usagères, a payé. « Nous avons beaucoup plus de plaintes depuis un an, de l’ordre de 35 à 40 par mois. Ce n’est pas qu’il y ait plus d’actes, c’est juste qu’il y avait, et qu’il y a toujours, un énorme “chiffre noir”, décrypte la commissaire Matricon-Charlot. Les femmes commencent à comprendre que ce n’est pas une incivilité mais bien une agression. »
Encore faut-il s’en rendre compte. Cela pourrait sembler un gag si le sujet n’était si crapoteux : pendant le reportage, l’auteur de ces lignes a été victime d’un frotteur. Je prenais quelques notes sur mon portable, quand Michaël m’a soudain tirée par la manche. « On va sortir de la rame, là », me dit-il. Je le suis docilement, et il m’explique en souriant : « Il y en avait un sur toi. » Je suis stupéfaite : je n’ai rien remarqué du tout. « C’était ce que nous appelons “une timide”, explique-t-il. Il avait mis sa jambe entre tes jambes, sans te toucher. Pour certains frotteurs, ça suffit. Ça, plus le roulis du train, et c’est l’extase. Ce type-là, on le connaît. On l’a déjà arrêté. D’autres se contentent de frotter le revers de leur main sur la jambe de la femme. Cela peut être très discret. » C’est la version soft de la frotte. Mais qui donne le sentiment d’être cernées, entre passagères, de prédateurs opportunistes. D’autres victimes vivent des mésaventures bien plus trash. « Cette semaine, une femme qui avait senti un homme se frotter contre elle était malgré tout rentrée à la maison sans rien faire, raconte la commissaire Matricon-Charlot. Mais là, cette victime a constaté qu’il y avait du sperme sur son manteau. Le seuil du tolérable était franchi. » Elle a couru porter plainte. (1) Brigade de lutte contre les atteintes à la sécurité dans les transports, qui comprend soixante-dix agents.