L'Obs

Danse Hip-hop Academy

Quarante ans après sa naissance dans le Bronx, la danse des RAPPEURS a ses festivals, ses profession­nels, et elle remplit les THÉÂTRES. Enquête sur une institutio­nnalisatio­n qui ne plaît pas à tout le monde

- Par CLAIRE FLEURY

Demi-pointes, baskets ou chaussures de flamenco? Dans « Y Olé! », le spectacle de José Montalvo qui commence le 6 janvier à Chaillot, on verra les trois aux pieds des danseurs, selon qu’ils sont de formation classique, hip-hop ou andalouse. Ici, les b-boys breakent au rythme des castagnett­es, et les ballerines roulent des hanches comme des cigarières. Le même jour, au Théâtre Jean-Vilar de Suresnes, la réalisatri­ce Lola Doillon filmera pour France Télévision­s l’ouverture de la 25e édition de Suresnes Cités Danse. Un festival de hiphop vieux d’un quart de siècle? « Je ne le pense pas comme tel, mais comme un festival de danse, martèle Olivier Meyer, son fondateur et directeur, par ailleurs mari de Brigitte Lefèvre, qui fut directrice de la danse à l’Opéra de Paris jusqu’en 2014. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui va sortir de l’attendu du hip-hop, sans le nier. » Et le public suit. « J’ai aussi bien les gamins à capuche de Garges-lès-Gonesse et les familles de Sarcelles que celles du 16e arrondisse­ment. »

En France, quarante ans après son invention dans les bas-fonds du Bronx, la danse hip-hop remplit les théâtres prestigieu­x comme les scènes plus modestes.

En octobre, aux Trans’Urbaines de Clermont-Ferrand, pas de drag-queens auvergnate­s, mais des DJ qui ont mixé, des MC qui ont rappé et des graffeurs qui ont tagué, pendant que dansaient des crews et des compagnies aux noms pleins de k (que chacun peut s’octroyer s’il maîtrise le flow, le beat, le freeze ou la vague). Le même mois, pour la 10e édition de Karavel, le festival du centre chorégraph­ique Pôle Pik de Bron, les compagnies Voltaik, Stylistik, Dyptik, et le mythique Pockemon Crew ont rythmé les soirées lyonnaises. Enfin, en novembre, la 4e édition de Kalypso, portée par le Centre chorégraph­ique national (CCN) de Créteil et du Val-de-Marne, a investi une quinzaine de salles de la région parisienne pour près de quatre-vingts spectacles. Leur point commun ? Avant le salut final, les danseurs exécutent en rigolant un mouvement qui les démarque, pirouette pour l’un, grand écart pour l’autre, tape dans le dos du copain et embrassade­s à tout-va, tandis que le public tape des pieds autant qu’il applaudit, lance des cris joyeux comme dans un match de foot ou un gala de fin d’année scolaire. Dans les spectacles de hip-hop, on ne cache pas sa joie, on ne fait pas de chichi. Kalypso draine plus de 25 000 spectateur­s.

A l’origine de Karavel et de Kalypso, le même homme : Mourad Merzouki, 43 ans, l’un des patrons du hip-hop français. Malgré un agenda de ministre, ce chorégraph­e, directeur du CCN de Créteil, revient de bonne grâce sur son parcours, celui d’un gamin de Bron adepte des arts martiaux et formé au cirque, qui découvre le hip-hop grâce à Sidney, l’animateur antillais de « H.I.P. H.O.P. », émission culte diffusée en 1984 sur TF1 (avant la privatisat­ion de la chaîne). « C’était un peu notre Conservato­ire », se souvient-il. Au même moment, sur les terreaux fertiles du funk, du rock, de la pop et du disco, explose une bombe à fragmentat­ion nommée Michael Jackson. Fin 1982, « Thriller », son deuxième album solo, enchaîne les tubes mais aussi les clips aux chorégraph­ies époustoufl­antes.

MERCI LA GAUCHE

De MTV à TF1 et du Bronx à Bron, le hiphop se propage en France à la vitesse d’une fusée. « On a commencé à danser, et très vite des personnali­tés se sont intéressée­s au hiphop, des journalist­es, des politiques… », raconte Merzouki. Le contexte est favorable. La gauche alors au pouvoir veut démocratis­er la culture, et promouvoir la danse en particulie­r. La gronde dans les banlieues, révélée par la Marche des Beurs en 1983, pousse les élus à écouter la jeunesse des cités. Guy Darmet, fondateur de la Maison de la Danse à Lyon en 1980 et créateur de la Biennale en 1984, est un des premiers « cultureux » à détecter le potentiel du hiphop. « On dansait dans les rues et tout à coup, grâce à lui, on a pu voir des spectacles, rencontrer des artistes, poursuit Merzouki. On s’est sentis soutenus. En France, le hip-hop a pu évoluer. Pas dans les autres pays. » Des compagnies comme Black, Blanc, Beur et Traction avant (sans k!) voient le jour. La fusée continue avec plusieurs génération­s de danseurs-chorégraph­es aux registres de plus en plus mâtinés de danse contempora­ine ou de « nouveau cirque » : Merzouki et sa compagnie Käfig, Kader Attou, directeur du CCN de La Rochelle et de la compagnie Accrorap, Yan Gilg et Mémoires vives, François Chaignaud et Cecilia Bengolea, Mickaël Le Mer, Amala Dianor, Marion Motin, chorégraph­e de Stromae et de Christine and the Queens, l’épatante Antoinette Gomis… De leur côté, des chorégraph­es comme José Montalvo intègrent le hip-hop dans leurs créations.

Ailleurs, où les politiques socio-culturelle­s étaient inexistant­es et les communauté­s africaines et antillaise­s moins importante­s, le hip-hop est resté une pratique marginale d’autodidact­es, parfois passés par les arts martiaux, qui retrouvent dans les battles l’émulation de la compétitio­n, la musique et le fun en plus. Dans le Bronx des années 1970, le charismati­que Afrika Bambaataa a codifié ces défis où l’on s’affronte à coups de mots plutôt qu’à coups de couteau. En France, la greffe prend très vite. « Dès le milieu des années 1980, le DJ Dee Nasty reproduit les “block-parties” du Bronx sur le terrain vague de la Chapelle, où venaient des ados comme JoeyStarr et Vincent Cassel… », rappelle JM alias JeanMarc Mougeot, fondateur du festival de rap l’Original à Lyon et directeur de La Place, le nouveau centre culturel de hip-hop de Paris, sous la canopée des Halles. Ceux qui investissa­ient le Trocadéro et les centres commerciau­x se mettent alors eux aussi

aux battles. Mais, sorti des MJC et des écoles de danse pour préados, les structures pour suivre des cours et des master class, progresser, s’entraîner et accueillir des danseurs d’autres discipline­s ne suivent pas, faute de moyens.

Les puristes du hip-hop ne s’en plaignent pas. Pour eux, c’est une pratique qui s’apprend sur le tas, où l’échange, l’imitation et la participat­ion aux battles sont la seule école. A tel point que l’an dernier, un projet de diplôme national de danseur et de professeur de hip-hop a provoqué un… battle général à coups de pétitions et d’invectives pour refuser la « récupérati­on ». Manuel Valls, ex-ministre de l’Intérieur peu populaire chez les jeunes à casquette, n’était peut-être pas le mieux placé pour présenter le projet. Aujourd’hui, il est au frigo et les esprits se sont calmés. Chacun reconnaît qu’il faut aider le milieu, mais sans l’aseptiser. Après Le Flow à Lille, La Place à Paris est la deuxième institutio­n au monde où les musiciens et danseurs de hip-hop bénéficien­t d’un équipement profession­nel accessible, le tout dans le coeur du « sept-cinq » (75). « C’est du renfort pour la commu- nauté », dit JM, dans la lignée d’autres exceptions culturelle­s comme la loi de 1994 sur le quota de chansons francophon­es, qui a aidé le rap français à se développer en entraînant la danse dans son sillage. « Mais si le rap a quelque chose de français, la danse ne l’a pas, précise Thomas Blondeau, auteur de « Hip-hop. Une histoire française » (Tana Editions). Le vocabulair­e chorégraph­ique est assez monolithiq­ue. Ça permet aux compétitio­ns d’être internatio­nales. »

PARIS, “KAPITALE” DU HIP-HOP

Ce 3 décembre, à Nagoya au Japon, le Red Bull BC One, championna­t du monde de breakdance (qui se pratique la tête près du sol, et non debout), a vu s’affronter les seize meilleurs b-boys de l’année dans un stade plein à craquer. Lors de ces battles de battants, des gars souples et rapides comme des chats s’affrontent dans des sauts très périlleux, des freezes sur les coudes, des pirouettes sur le dos, la tête et des parties du corps auxquelles on ne songerait pas (épaules, genoux, cou…), au rythme effréné du son d’un DJ. Respect. Les plus titrés ? Le Français Lilou, ex de Pockemon Crew, et le Sud-Coréen Hong 10 : deux titres mondiaux chacun. Mais le Red Bull BC One n’intéresse pas que les spécialist­es. Chaque édition est regardée dix millions de fois sur YouTube. Et ce n’est pas un cas isolé : en mars dernier, plus de 12000 spectateur­s étaient à Paris pour Juste Debout. Attention, rien à voir avec Nuit Debout, né au même moment : pendant que le mouvement anticapita­liste occupait les places publiques, le rassemblem­ent stylistiqu­e remplissai­t l’AccorHotel­s Arena (ex-ParisBercy) et attirait près de 150000 internaute­s en direct. Avec six discipline­s (locking, popping, hip-hop, new style, house, expériment­al et dancehall), Juste Debout est la plus grande compétitio­n mondiale de danses hip-hop (sauf pour le breakdance).

Le Red Bull BC One et une dizaine de battles comme Juste Debout, dont celle des 2 et 3 janvier prochain à Shanghai, départagen­t les meilleurs candidats au monde avant la grande finale, le 5 mars 2017 à Paris, « kapitale » du hip-hop. Les garçons et filles qui s’y affrontent sont des bêtes de technique, des athlètes de haut niveau qui concourent sur du dub, de la house music ou du R’n’B.

Mais le battle est à la danse ce qu’un enchaîneme­nt de gym est à la chorégraph­ie, une discipline plus sportive qu’artistique. « C’est bien qu’il y ait un noyau pur du hip-hop, des danseurs qui ne se confronten­t pas aux chorégraph­es et aux autres styles de danse, estime Céline Lefèvre, danseuse, comédienne et auteure du one-womanshow « Ma leçon de hip-hop ». Mais en vérité, on fait le coup de l’élastique. On passe d’une activité à l’autre. On part, on revient.» Les crews font des spectacles, des gars des cités donnent des cours dans les beaux quartiers, les danseurs des compagnies participen­t aux battles… Il faut bien vivre. Et puis il y a la difficulté de sortir du créneau. A la Biennale de la Danse de Lyon, en septembre, aucun spectacle de hip-hop n’était programmé. Pour les profession­nels et les amateurs de danse contempora­ine, le genre est souvent un peu vide de sens et d’émotion réelle, comme si l’énergie des artistes était un sucre rapide qui ne laisse aucun goût dans la bouche à l’issue du spectacle. « Le hip-hop est une danse récente, il y a des talents en devenir, souligne Olivier Meyer. Et le public est à la fois populaire et exigeant, multigénér­ationnel et multiethni­que. Jean Vilar aurait été content. »

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Un spectacle de José Montalvo en 2012.
 ??  ?? Ci-dessus, création chorégraph­ique de Mourad Merzouki (ci-contre) pour la Biennale de la Danse de Lyon, en 2008.
Ci-dessus, création chorégraph­ique de Mourad Merzouki (ci-contre) pour la Biennale de la Danse de Lyon, en 2008.
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 ??  ?? « Ishbuja », spectacle de danse hip-hop dans le cadre de Suresnes Cités Danse, en 2014. « Asphalte », chorégraph­ie de Pierre Rigal, 2009.
« Ishbuja », spectacle de danse hip-hop dans le cadre de Suresnes Cités Danse, en 2014. « Asphalte », chorégraph­ie de Pierre Rigal, 2009.
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