L’édito de Jean Daniel
La France a été durant deux siècles le paradis de la politique, elle en est devenue aujourd’hui le purgatoire. » C’est la première phrase d’un livre entre tous précieux et que je serai amené à citer plus loin. En attendant, je voudrais rappeler que cette idée selon laquelle, sans l’union (ou l’unité, le groupe, le rassemblement) aucune action ne saurait ni être menée à bien ni même entreprise, cette idée donc est aussi ancienne que l’histoire. Jules César le disait des Gaulois, toujours prompts à se déchirer, et Ibn Khaldoun de tous les Arabes. Pour avoir tenté la semaine dernière de l’exploiter ou tout simplement de l’évoquer, j’ai suscité plus d’intérêt que je n’avais prévu. Tout simplement parce que les socialistes français, ou disons le peuple de gauche, constituent un exemple privilégié et même caricatural. A peine appelle-t-on à l’union qu’on provoque aussitôt une réaction contraire et on voit alors se multiplier de nouvelles candidatures, comme si l’exhortation à la sagesse se transformait en incitation à la compétition.
Si donc je reviens sur le sujet, c’est évidemment sans illusion, mais au contraire avec un pessimisme très « décliniste », donc à la mode. Que peut-il se passer si, en dépit des déclarations de fidélité à la démocratie, la trahison ou l’indifférence s’imposent ? Dans les différents forums, nous avons désormais affaire à des lieux d’enjeux stratégiques et non plus à des logiques d’affrontement. Il ne s’agit plus d’un choix idéologique mais d’une résignation au cynisme. Car enfin il y a du cynisme très machiavélien à se dire que la victoire ne peut dépendre que de la défaite du pire, et la démocratie de l’échec du Front national. Cela transforme chaque citoyen en joueur d’échecs.
Après tout, il y a du hasard dans tous les choix et le pire n’est pas toujours sûr. Si vous demandez à votre voisin aujourd’hui pour qui il votera, il risque de ne pas savoir choisir entre la fidélité à un parti ou une tradition et une abstention. Les sondages, puisqu’il faut tout de même se servir encore de leurs enquêtes, ne prévoient pas une abstention plus forte que d’habitude. Mais ces calculs n’ont aucune importance devant les projets, programmes ou tendances offerts par les candidats à gauche ou à droite. En revanche ce qui demeure intéressant, c’est de savoir à quoi pourraient se résoudre les électeurs qui votaient à gauche et ceux qui votaient à droite : à quels changements, jusqu’à quelles limites. Tout a été dit, pensé et rappelé sur la distinction entre gauche et droite. On répète à l’envi que la France est à la fois un pays aux fondements de droite et toujours conservateur. On peut avoir cette définition chaque fois qu’il y a un rappel de nos grands penseurs politiques tels que Tocqueville, Chateaubriand ou Benjamin Constant. En général, ce sont des penseurs de gauche qui observent que le passé de leur pays ne les exprime pas, ou du moins qu’ils ne se sentent pas en accord avec leurs racines.
Pourquoi ces rappels ? Parce que nous vivons une époque plutôt extraordinaire, parce que tout change, absolument tout, mais pour un résultat constant, permanent, identique. Sans doute ne connaîtrons-nous pas de menace violente ni encore moins révolutionnaire. Un de nos amis n’hésite pas à dire que la véhémence du succès de François Fillon a pour origine la volonté d’en finir avec Mai-68 et avec les extrêmes, en particulier avec le lepénisme. Mais il reste que si la droitisation du centre et des modérés est en marche, elle comporte un certain nombre de tentations autoritaires où les références sont presque toutes conservatrices. Sans doute, si l’on s’intéresse au phénomène conservateur, va-t-on être de plus en plus attentifs à la façon dont les rapports entre l’Etat et le prolétariat se transforment en rapports entre l’Etat et les syndicats en France. Manuel Valls et Emmanuel Macron ne peuvent pas ignorer ce phénomène qui les empêche et de modifier leur programme et de rapprocher leurs stratégies.
C’est avec un bonheur efficace qu'Alain Duhamel rappelle dans son livre (1) que « la France contemporaine s’est forgée à travers la politique qui a fait l’Histoire et promu le peuple ». Cette France-là appartient désormais à un temps révolu. La politique a perdu son crédit, son prestige et une bonne part de son influence. On se dit que l’auteur exagère et qu’en tout cas il ne favorise pas un « déclin du déclinisme » et qu’il n’incite pas à transformer le sens de la consultation électorale. Mais ceux qui croient audacieux de faire ce reproche sont les mêmes qui favorisent la paralysie de l’opinion publique.
Longévité oblige, j’ai connu une période semblable à celle que nous vivons aujourd’hui, il y a cinquante ans. La gauche, surtout intellectuelle, était idéologiquement et politiquement archidivisée. Elle avait parfois en commun une connaissance de Karl Marx, et en tout cas une volonté de le connaître, qui nous faisait débattre au-delà de nos compétences, mais avec passion. C’est la période où la gauche était pratiquement dominée par la force du Parti communiste et par la présence de la CGT. « On ne pouvait rien faire ni sans eux ni avec eux. » C’était la formule. Malraux jubilait à l’époque en confirmant qu’il n’y aurait d’avenir pour personne tant que les gaullistes et les communistes se ménageraient pour partager le pouvoir (Maurice Thorez : « Il faut savoir terminer une grève ! »). Mendès France tenait l’observation de Malraux pour une évidence. C’est ainsi qu’il a légitimé, protégé ensuite cet homme, François Mitterrand, dont il a découvert les talents bien qu’il fût alors discuté et discutable. Mendès France a ainsi joué un rôle déterminant. Il a fini par être entendu, mais il fallut attendre encore vingt ans pour voir la gauche accéder au pouvoir. Que ferait-il d’ailleurs aujourd’hui ? Il était si fier d’avoir sauvé la gauche ! N’oublions pas que c’est en France qu'elle est née et c’est chez elle qu’elle doit refuser de mourir.