LE POUVOIR DES CATHOLIQUES
Manifestations contre le mariage gay, mobilisation pour François Fillon à la primaire de la droite et du centre, levée de boucliers contre l’avortement… Les catholiques se sont réveillés. Portés par une minorité active et influente, ils veulent défendre “
Permettez-moi d’attirer votre attention sur une question qui me préoccupe. » C’est une lettre à en-tête officielle, écrite par un président à un autre président, celle que Mgr Georges Pontier, le numéro un de la conférence épiscopale de l’Eglise catholique a envoyée fin novembre à François Hollande. Deux pages pour lui dire tout le mal qu’il pense de la proposition de loi visant à élargir le délit d’entrave à l’avortement. Résumé : c’est un « précédent grave de limitation de la liberté d’expression » qui porte atteinte aux « principes de la démocratie ». Conclusion : « J’ose espérer que, sensible aux libertés en cause, vous ne laisserez pas une telle mesure arriver à son terme. » Ce n’est pas la première fois que l’Eglise s’immisce dans le débat politique. Mais, de mémoire d’ecclésiastique, cela faisait des années qu’on n’avait pas vu pareille missive adressée au chef de l’Etat. « Mgr Pontier a estimé que le texte allait trop loin, indique-t-on à la conférence épiscopale, qu’il fallait taper du poing sur la table et au plus haut niveau. »
Tout un symbole qui signe le réveil d’une communauté dans son ensemble, bien au-delà des activistes de la Manif pour tous. Désormais, les catholiques ne veulent plus être les « silencieux de l’Eglise ». Ces dernières semaines, il y a eu la tournée des radios et télés (Mgr Olivier Ribadeau-Dumas, porte-parole de la conférence, évoquant le désir d’information des femmes avant de « tuer l’enfant qu’elles ont en elles » sur Europe 1) et le mail d’un prêtre exorciste envoyé aux députés la veille de l’examen du texte : « Si vous signez la pro-
position de loi interdisant les sites internet pro-vie, vous signez votre entrée dans l’enfer éternel. » Sans oublier les milliers de tweets bombardés par la cathosphère, ceux d’Alliance Vita en tête : « Nous ne nous laisserons pas bâillonner, ni par la censure ni par les menaces, car les femmes ont droit à la vérité. » Certes, finalement, la proposition de loi qui vise à pénaliser les sites anti-avortements non affichés comme tels (IVG.net, testpositif. com…) a été votée par l’Assemblée et le Sénat, début décembre, et pourrait être adoptée définitivement d’ici à la fin de février. Mais, une fois encore, après la victoire de François Fillon, les catholiques, agacés d’être désignés sous le vocable de « cathos », ont montré qu’ils n’entendaient pas se faire oublier.
On les croyait pourtant condamnés au déclin. Avec des troupes qui se réduisent comme peau de chagrin. Dans les années 1950, la quasi-totalité de la population, plus de neuf Français sur dix, était baptisée. Aujourd’hui, à peine plus d’un sur deux se déclare catholique. Une hémorragie. Ceux qui vont régulièrement à la messe ne sont plus qu’une poignée, de 5%à 8% des Français. Le gros du bataillon ne se montre guère plus assidu. Environ 20% de la population va à l’église lorsque la cloche sonne, comme disent les sociologues, pour les fêtes de Noël, de Pâques, et pour les rites de passage, baptêmes, mariages, enterrements. Les 25% restants ne pratiquent carrément pas. « L’Eglise a perdu un tiers de ses fidèles en quarante ans. Mais ceux qui pratiquent sont des croyants dynamiques, enracinés, analyse Philippe Portier, sociologue des religions (voir interview p. 42). On a sous-estimé le poids de la France catholique traditionnelle qui a pourtant une forte capacité à se mobiliser, comme l’ont montré les manifestations contre la loi Taubira sur le mariage homosexuel en 2012-2013, parmi les plus gros défilés que la France ait connus ces dernières années. »
Il y a trois ans, la Manif pour tous a en effet réussi à faire descendre dans la rue des centaines de milliers de pères et mères de famille, de jeunes, d’adolescents, peu habitués à battre le pavé et dûment équipés de banderoles « Chrétiens et fiers de l’être ».
Depuis, le mouvement, inédit, a continué d’essaimer. Ses militants ont compris qu’ils pouvaient avoir du poids. Ils ont créé des groupes politiques, comme Sens commun, né fin 2013, désormais intégré aux Républicains. Ils ont lancé des revues (« Limite », « la Boussole »…), ils ont mis en place des think tanks, type Fonder demain, constitué d’un noyau de normaliens, chargé d’alimenter les parlementaires en notes et propositions. Ils ont érigé des maîtres à penser (Fabrice Hadjadj, agrégé de philosophie, installé à Fribourg, en Suisse, François-Xavier Bellamy, adjoint au maire de Versailles, agrégé de philosophie lui aussi, et auteur des « Déshérités, ou l’Urgence de transmettre »). Ils ont donné une nouvelle jeunesse à des associations en déshérence, comme Ichtus, inauguré de nouvelles formes de rassemblement comme les Veilleurs (voir p. 44) et inventé des concepts, comme l’écologie intégrale, la tendance en vogue, qui considère que ni l’humain ni la terre, soumis à un ordre éternel, ne doivent être manipulés. « La Manif pour tous a été un électrochoc. Elle nous a fait prendre conscience que le modèle de société auquel nous tenions pouvait être remis en cause, que notre rôle était de le défendre, raconte Pierre-Hervé Grosjean, curé de Saint-Cyr-l’Ecole, dans les Yvelines, et coanimateur de Padreblog, un des blogs les plus influents de la cathosphère (voir p. 40). Nous sommes devenus une minorité, et une minorité qui n’est pas engagée disparaît. On a remplacé le chiffre par la ferveur. »
Le monde politique s’est mis, lui aussi, à écouter les voix du Seigneur. Impensable il y a peu encore, on a vu, le 15 août, pour l’Assomption, les trois principaux candidats à la primaire de la droite, François Fillon, Alain Juppé et Nicolas Sarkozy, annoncer qu’ils se rendraient sagement à la messe (voir encadré). Et les ancestrales crèches de Noël sont devenues une des polémiques les plus virulentes de ces dernières années. Les élus se sont étripés. En novembre 2015, l’Association des Maires de France (AMF), présidée par le très laïque François Baroin, avait cru bon de condamner cette pratique dans son fascicule sur la laïcité, publié quelques jours après les attentats de novembre 2015. Tollé chez les parlementaires. Beaucoup avaient alors jugé l’initiative malvenue. Les députés républicains Hervé Mariton et Philippe Gosselin avaient fait circuler une pétition dénonçant ce « sentiment antireligieux ».
Face aux critiques de son camp, Baroin, embarrassé, avait fait profil bas et précisé qu’il ne s’agissait que d’une « indication ». Symptomatique là encore d’une attention nouvelle à l’égard de la culture catholique. On connaît la suite. Les tribunaux n’ont pas réussi à se mettre d’accord : la cour administrative d’appel de Nantes a donné son feu vert à une scène de la Nativité dans les locaux du conseil général de la Vendée tandis que celle de Paris l’a interdite à la mairie de Melun, en Seine-et-Marne. C’est finalement le Conseil d’Etat, la plus haute des juridictions de l’ordre administratif, qui a dû calmer provisoirement les
esprits : les crèches et leurs santons sont désormais autorisés dans les bâtiments publics s’ils ont un « caractère culturel, artistique ou festif ».
Et puis il y a eu, donc, la victoire de François Fillon à la primaire de la droite, majoritairement attribuée au vote catholique (voir l’interview de Jérôme Fourquet, de l’Ifop, p. 42). Fillon, qui incarne si bien la droite bourgeoise de la France de l’Ouest et qui a été boosté par le mouvement Sens commun, fort de ses 9 000 adhérents, 280 élus, 130 responsables locaux, et de sa télégénique porte-parole Madeleine de Jessey, normalienne, agrégée, qui trônait au premier rang lors du grand meeting de Lyon mi-novembre. En vue des prochaines élections législatives, plusieurs égéries de la Manif pour tous ont déjà été investies par les Républicains. Parmi elles, Anne Lorne, 36 ans, blonde aux yeux bleus, candidate dans la première circonscription du Rhône. Fille du souverainiste Patrick Louis, elle est conseillère régionale d’Auvergne-Rhône-Alpes, sur la liste de Laurent Wauquiez, déléguée nationale de Sens commun pour le Sud-Est, et secrétaire nationale à la petite enfance chez les Républicains. Ses combats : l’inscription des racines chrétiennes de la France dans la Constitution et la légalité du mariage religieux, de lui seul. Extrait de son compte Twitter : « Je dirais qu’il faut se battre pour faire reconnaître le mariage religieux comme seul valide sans passage à la mairie. »
François Fillon bénéficie d’un « profil parfaitement catho-compatible », analyse Samuel Pruvot, rédacteur en chef de l’hebdomadaire conservateur « Famille chrétienne ». Le candidat à la présidentielle laboure le sillon chrétien depuis des années. « Je suis catholique. J’ai été élevé dans cette tradition et j’ai gardé cette foi », a-t-il encore écrit dans son ouvrage « Faire », paru l’an passé.
Il n’a pas hésité non plus à prendre la plume en octobre pour répondre aux évêques de France qui venaient de publier leur opus « Dans un monde qui change, retrouver le sens du politique » et à redire son attachement aux « valeurs héritées du christianisme ». Le courrier a été très apprécié à l’épiscopat.
« François Fillon, rappelle Jérôme Fourquet, a surtout défendu avec constance les sujets auxquels tiennent les catholiques. » Il a promis de réécrire la loi Taubira afin de réserver l’adoption plénière aux couples hétérosexuels, il a publié un livre, « Vaincre le totalitarisme islamique », deux mois avant la primaire, pour redire son souhait d’interdire les prêches en arabe ou le financement des mosquées par des fonds étrangers, et il a soutenu la cause des chrétiens d’Orient lors de visites à Erbil, dans le Kurdistan irakien, à Beyrouth, au Liban, ou en organisant un meeting au Cirque d’Hiver à Paris, en juin, où il s’est érigé en défenseur d’une civilisation menacée. « La France fait partie des pays les plus touchés par les attentats islamistes, indique Arnaud Bouthéon, l’un des fondateurs de Sens commun, proche des milieux charismatiques et adepte de la messe quotidienne. La montée de l’islam radical, les attentats du 7 janvier, du 13 novembre, le meurtre du père Hamel, tout cela nous renvoie à un questionnement sur notre patrimoine, sur nos identités régionales, nationale, européenne. »
Les appels de soutien aux chrétiens d’Orient ont envahi les réseaux sociaux. Lancée à l’été 2014 comme nouveau symbole de la lutte, la lettre n de l’alphabet arabe (« noun »), connue pour être la
marque peinte par l’Etat islamique sur les maisons des chrétiens de Mossoul, a été l’un des plus gros succès de la cathosphère 2.0.
« On peut qualifier ces militants de catholiques observants, indique Yann Raison du Cleuziou, sociologue et maître de conférences à l’université de Bordeaux. Ils sont jeunes, diplômés, attachés à une certaine sacralité religieuse. Ils ont été éduqués dans des écoles privées élitistes, ont participé aux Scouts d’Europe, aux Scouts unitaires de France, et aux nouvelles communautés religieuses, type l’Emmanuel, la Fraternité Saint-Pierre ou la Communauté Saint-Martin. Ce sont dans leurs rangs que naissent les vocations de prêtres aujourd’hui. Ils se sentent porteurs de la vraie identité française, de ses valeurs. Comme les catholiques de gauche dans les années 1950 à 1970, ils sont très visibles, très influents, mais restent minoritaires, 30% des catholiques pratiquants hebdomadaires, mais seulement 1,8% de la population française, d’après une étude Bayard-Ipsos de juin 2016 sur laquelle je travaille. »
Les « observants » ne sont pas non plus représentatifs de l’ensemble des catholiques, plus progressistes qu’on pourrait le supposer : 90% d’entre eux sont favorables à l’avortement, et 54%, au mariage gay, selon un sondage BVA-« le Parisien » de février 2014. Mais quand on aborde les questions de l’adoption et de la gestation pour autrui (GPA) dans le cas des unions homosexuelles, ils se montrent plus réticents. « On constate qu’une fracture se crée entre les catholiques et les noncroyants autour des droits des homosexuels et des racines chrétiennes de la France, conclut Philippe Portier. Une identité catholique est en train de naître, une “culturalisation” du catholicisme se met en place, même chez les non-pratiquants. Ce réveil s’inscrit dans un renouveau religieux plus large. A la fin des années 1980, on a assisté à ce que Gilles Kepel a appelé la “revanche de Dieu”, et Peter L. Berger, la “désécularisation du monde”. Toutes les religions ont connu le même phénomène, les catholiques comme les autres et ce d’autant qu’ils ont eu l’impression que leur monde s’écroulait. Mais, si la minorité active des catholiques a du pouvoir, c’est qu’elle touche un public plus large, qu’elle a une capacité d’entraînement dans une société émiettée. » L’insurrection catholique est en marche.