LE SUPRÉMATISTE BLANC QUI AFFOLE L’AMÉRIQUE
Lors d’une réunion à deux pas de la Maison-Blanche, le 19 novembre, les amis de Richard Spencer ont lancé un “Hail Trump” qui a fait le tour de la planète. “L’Obs” était présent. Rencontre avec cet inquiétant leader qui monte et ses étranges amis francoph
La réunion – inimaginable il y a quelques semaines – se déroule au centre de Washington, à deux pas de la Maison-Blanche. Nous sommes le samedi 19 novembre, juste après l’élection de Donald Trump. Deux cent cinquante hommes blancs palabrent dans une grande salle au sous-sol de l’immeuble Ronald-Reagan. Le thème de leur conférence à l’accès restreint (à laquelle l’envoyé spécial de « l’Obs » s’est discrètement inscrit) : l’avenir de la race blanche après le triomphe inattendu du milliardaire populiste, leur « Napoléon », comme ils disent. De vieux membres rancis du Ku Klux Klan en robe? Non, des trentenaires éduqués et sapés comme des cadres sup, qui ont payé 250 dollars pour être là. Des fascistes new look. L’avantgarde d’une vague qui déferlera peut-être sur l’ensemble de l’Occident.
L’hôte de ce rassemblement, qui va créer un séisme politique aux Etats-Unis, s’appelle Richard Spencer. C’est l’idole du groupe, son chef charismatique. A 38 ans, il dirige un nouveau think tank, le National Policy Institute, qui prône l’avènement d’un « Etat ethnique », entendez une Amérique « débarrassée » des Noirs et des hispaniques. Ce Goebbels en herbe veut profiter de l’élection de Donald Trump pour sortir définitivement des marges dans lesquelles les suprématistes blancs sont contenus depuis les années 1970. Et peser enfin sur le débat politique national. C’est le but de la réunion. Il va réussir au-delà de ses espérances.
Comédien amateur, Richard Spencer s’est construit un personnage. Il soigne son apparence, à l’extrême. Il porte un costume trois pièces de tweed gris acheté chez Brooks Brothers, le fournisseur de Jacques Chirac et de John Kennedy. Il porte aussi une montre suisse cerclée d’or et affectionne une eau de Cologne dite Impériale russe, copie du parfum créé, en 1840, par la maison Guerlain pour le futur tsar Alexandre II. Comme ses admirateurs, ce beau gosse est un adepte de la coupe « faschi » (pour « fasciste ») : des cheveux longs sur le sommet du crâne et rasés sur les côtés. Un style hipster version extrême droite qui fera bientôt, qui sait, fureur de ce côté-ci de l’Atlantique ?
Féru de l’histoire intellectuelle européenne, Spencer est un propagandiste des plus malins. En 2008, il a inventé le terme alt-right pour alternative right (« droite alternative »), une formule aseptisée, moderne, pour désigner la nébuleuse de ces jeunes racistes très actifs sur internet : des trolls qui diffusent les clichés ségrégationnistes et complotistes, notamment à travers des blagues et des « mèmes », comme Pepe le Frog. L’expression alt-right a envahi les médias américains et internationaux après que, fin août, Hillary Clinton l’a
utilisée pour dénoncer les soutiens extrémistes de son adversaire. « Une idéologie raciste émergente connue sous le nom d’“alt-right”, déclare-t-elle dans un discours en Floride, est en train de prendre le pouvoir au Parti républicain. » Accusé : le directeur de campagne de Trump, Steve Bannon, ancien patron du site d’information Breitbart qui, de son propre aveu, a servi de « plateforme » à cette mouvance. Quand il a entendu la candidate démocrate, Richard Spencer a sauté de joie. « Je n’osais rêver d’un tel coup de pub, confie-t-il à “l’Obs” juste avant le début de la conférence. Si, il y a deux ans, on m’avait dit que je connaîtrais une telle notoriété, de surcroît grâce à Hillary Clinton, la candidate des juifs, des Noirs et des hispaniques, j’aurais éclaté de rire. » Le ton, nauséabond, est donné.
C’est le langage de tous les trentenaires réunis dans l’immeuble Ronald-Reagan. Il faut écouter leurs délires racistes, parce qu’à l’ère Trump ils pourraient devenir mainstream (« dominants ») aux EtatsUnis, où de tels propos ne sont pas punissables par la loi au nom de la liberté absolue d’expression. Coupe « faschi » et barbe bien taillée, Charles, 34 ans, travaille dans une chaîne de grands magasins en Caroline du Nord. « Là-bas, je vis entouré de Noirs et de plus en plus d’hispaniques, explique-t-il en refusant de révéler son nom de famille. Et c’est la même chose dans tous les Etats-Unis et au-delà. En fait, nous, les Blancs, subissons un génocide. » Pourquoi est-il ici ? « Parce que les militants de l’“alt-right” sont très efficaces. Ils utilisent les mêmes méthodes que les trotskistes, en particulier l’humour. Leur but : que nos idées n’effraient plus les “normies” [c’est ainsi que les suprématistes appellent les Blancs “normaux” qui seraient, d’après eux, non conscients de leur propre race]. C’est comme cela que nous gagnerons. »
Dès l’ouverture de la conférence, à 9 heures, l’ambiance est tendue. A l’extérieur, des militants « antifa » manifestent leur opposition à la tenue d’un tel rassemblement dans la capitale dite du monde libre. La mobilisation est forte. Washington, ville majoritairement afroaméricaine, a voté à 90% pour la candidate démocrate. Du coup, le lieu est ultraprotégé. Fouilles, portique de sécurité… beaucoup de policiers filtrent les entrées. Triste ironie de l’histoire, ce sont tous des Noirs. A l’entrée de la salle de conférences, où sont présents des fascistes anglais, néerlandais et français, des volontaires fournissent des badges mentionnant seulement le prénom, pas le nom de famille. « Afin de ne pas être identifiés », explique l’un des militants qui lui-même porte de larges lunettes de soleil « pour ne pas risquer de perdre [son] boulot ». Sur les tables, la panoplie du parfait extrémiste est en vente : la célèbre casquette rouge de Donald Trump et des livres dont certains sont interdits sur le Vieux Continent. Il y a là des ouvrages de la nouvelle icône de l’extrême droite européenne, le Russe Alexandre Douguine. Et ceux d’écrivains français, notamment Alain de Benoist, le fondateur de la Nouvelle Droite, que Richard Spencer a invité en 2013, et Guillaume Faye, le principal idéologue de la mouvance identitaire, qui a publié en 2000 « la Colonisation de l’Europe », livre qui lui a valu une condamnation pour incitation à la haine raciale.
Le cataclysme n’a pas lieu immédiatement. Toute la journée, Richard Spencer, dont le compte Twitter a été suspendu trois jours plus tôt, adopte un discours plutôt policé, aussi « politiquement correct » que possible. Il sait qu’il doit faire attention. L’heure est à la dédiabolisation. « Faire le troll sur internet, c’est bien, ça emmerde le monde, dit-il, mais, après l’élection de Trump, il faut passer à autre chose. Agir comme si nous étions déjà le nouvel establishment. » Mais à 21 heures, les reporters ont depuis longtemps été priés de partir, sauf les rares qui ont payé leur place, dont l’envoyé de « l’Obs ». Alors Spencer décide de se lâcher, de faire plaisir à ses groupies. Il utilise ouvertement les termes de la propagande nazie. Comme dans les années 1930 à Berlin, il dénonce la Lügenpresse (la « presse à mensonges »). Il dit que les journalistes de gauche sont des « golems », ces créatures monstrueuses du Talmud. Il parle de la victoire de Donald Trump comme d’un « triomphe de la volonté », en référence au film de Leni Riefenstahl sur le congrès de Nuremberg. Il jure que les Blancs sont « les enfants du soleil », une « race de conquérants », de « croisés », de « créateurs » qui ont été marginalisés et qui se réveillent grâce à Trump à leur « propre identité ». « L’Amérique est notre création, elle nous appartient », lance-t-il sous les applaudissements. Puis il conclut son envolée suprématiste par « Hail Trump ! Hail notre
“L’IDÉOLOGIE RACISTE D’“ALT-RIGHT” EST EN TRAIN DE PRENDRE LE POUVOIR AU PARTI RÉPUBLICAIN.”
peuple ! Hail notre victoire ! » La salle exulte. Tous se lèvent, plusieurs font le salut nazi.
La scène est filmée en cachette par un journaliste du mensuel américain « The Atlantic ». La vidéo sera reprise par toutes les chaînes américaines et vue des millions de fois sur les réseaux sociaux. Le scandale est considérable. Donald Trump est sommé de se désolidariser de ces agissements. Il attend trois jours. Avant de dire, dans une interview au « New York Times » : « Bien sûr, je désavoue, je condamne » ce groupe. Richard Spencer, qui voulait entrer dans le débat national, est aux anges.
Comment est-il devenu ce personnage emblématique de l’ère Trump? Il ne vient pas d’un milieu extrémiste. « Je suis le mouton noir de ma famille », explique ce fils d’un ophtalmologiste aisé du Texas. Il grandit à Dallas où il fréquente une école huppée pour garçons. Il étudie la littérature anglaise à l’université de Virginie. En 2007, il entreprend un doctorat à Duke. C’est à ce moment-là, assure-t-il, que tout bascule. Trois membres d’une équipe de sport de son université sont accusés de viol par une jeune Noire – à tort. « La justice et les médias se sont acharnés contre eux », affirmet-il. La preuve, selon lui, de la discrimination que subiraient désormais les Blancs. « L’année suivante, j’ai voté pour Obama », dit-il avant de préciser : « Nous avions besoin qu’un président noir soit élu pour symboliser la marginalisation des Blancs en Amérique »…
Richard Spencer se met à dévorer « American Renaissance ». C’est la revue créée au début des années 1990 par le principal idéologue des suprématistes blancs, un certain Jared Taylor, un intellectuel francophone qui devient très vite le mentor de Spencer. Cet échalas, diplômé de Sciences-Po Paris, promotion 1978, l’initie aux thèses des identitaires français, et surtout Guillaume Faye, son modèle, qu’il a rencontré en France. « Dans les années 1980, j’avais aussi des contacts avec le FN, dans l’entourage de Bruno Mégret, et Bruno Gollnisch qui est venu parler à l’une de mes conférences, explique Jared Taylor avant de prendre la parole devant les 250 “faschis”. Je reviens souvent à Paris. Récemment j’ai été reçu par Eric Zemmour. Je souhaitais que son éditeur publie mon dernier livre, “White Identity” [“l’Identité blanche”]. Ça n’a pas marché. » « Il dit vrai », confirme Eric Zemmour.
Pour Taylor, ce n’est pas la campagne de Trump qui a fait renaître le suprématisme blanc, mais « Black Lives Matter » (« La vie des Noirs compte »), le mouvement afro-américain qui, depuis 2013, organise de grandes manifestations pour dénoncer les violences policières. « Soixante ans après l’adoption des droits civiques, assuret-il, les Blancs constatent qu’il est impossible de vivre en paix avec des races différentes. » Ce fanatique prétend ne pas être « raciste » mais prôner un « réalisme racial ». Il jure que, pour atteindre son but, « un territoire où ne vivent que des gens d’origine européenne », il n’aimerait pas que les Blancs en soient réduits à utiliser la force. « Je préférerais une ségrégation “volontaire”, assure-t-il, mais il faudra peut-être avoir le courage de défendre les territoires qui sont à nous. Un jour ou l’autre, vous, les Français, devrez faire la même chose. »
L’un de ses amis parisiens est dans la salle : un certain Tristan Mordrel, 58 ans, alias André Chelain. Malgré ses airs d’expert-comptable, c’est un vieux routier de la droite extrême française. Son père, Olier Mordrel, était un leader indépendantiste breton qui a collaboré avec l’Allemagne nazie avant d’être condamné à mort par contumace, à la Libération. Tristan a poursuivi la tradition familiale. Il a longtemps tenu une librairie, haut lieu de réunion des négationnistes et des nazis français. « Depuis 1994, je viens deux ou trois fois par an à ce genre de rassemblement aux Etats-Unis, explique-t-il. Aujourd’hui, c’est l’heure de gloire. Un travail de longue haleine qui finit par payer. De part et d’autre de l’Atlantique. »
Une internationale identitaire de Washington à Moscou? Richard Spencer, qui est marié à une Russe, traductrice d’Alexandre Douguine, est souvent venu en Europe jusqu’à son bannissement de l’Union européenne, il y a deux ans. « En France, je rencontrais régulièrement des leaders identitaires et même un responsable du Front national, dont je ne peux pas vous donner le nom. » En 2014, il organise une réunion à Budapest où il compte inviter le sulfureux Alexandre Douguine, que certains considèrent comme un agent du Kremlin. Les autorités hongroises, pourtant proches de l’idéologie identitaire, prennent peur. Elles expulsent Spencer. « Je suis interdit de visa Schengen jusqu’en septembre 2017 », confie-t-il.
De toute façon, il veut se concentrer sur l’Amérique. « Pour nous, Trump, c’est une première étape. Il est vulgaire, mais il a de bons instincts. Nous n’avons pas de liens directs avec lui ni avec son conseiller Steve Bannon, mais nous pouvons les influencer. Qu’il le veuille ou non, il est le premier président identitaire de l’histoire des Etats-Unis mais il n’a aucune idée. Donc, nous pouvons être l’avant-garde d’une révolution Trump. » Délire mégalomane ? On ne peut plus jurer de rien.
LE SUPRÉMATISTE FRANCOPHONE JARED TAYLOR DEVIENT VITE LE MENTOR DE SPENCER.