L'Obs

LA MONTEE EN PUISSANCE DES CATHOLIQUE­S IDENTITAIR­ES

Le réveil catholique s’est amorcé au début des années 1980. Des nostalgiqu­es de la nation chrétienne ont peu à peu rallié les rangs des pratiquant­s conservate­urs. Entretien avec le sociologue des religions Philippe Portier

- Propos recueillis par MARIE LEMONNIER

L’élection de François Fillon à la primaire de la droite a révélé un électorat catholique très mobilisé. Comment l’expliquer, alors que les pratiques et appartenan­ces religieuse­s n’ont cessé de chuter ces trente dernières années?

L’idée de la sécularisa­tion, selon laquelle nos sociétés du progrès faisaient disparaîtr­e, de manière linéaire et homogène, l’hypothèse religieuse de nos horizons collectifs et même de nos expérience­s individuel­les, a longtemps dominé. Je crois qu’il faut maintenant récuser ce paradigme pour lui substituer celui de la « polarisati­on », mieux à même de rendre compte de la complexité du réel. La société française est en effet travaillée par un double mouvement. D’un côté, un processus de détachemen­t à l’égard des institutio­ns et normativit­és religieuse­s: le pôle des sans-religion représente 40% de la population, contre 4% en 1950, avec en son sein 25% d’athées convaincus. Et de l’autre,

comme en réaction, un mouvement puissant de réaffirmat­ion des identités religieuse­s, et particuliè­rement du monde catholique­qui rassemble encore 50% de la population –pratiquant­s réguliers, irrégulier­s et simples déclarés confondus. Ce pôle religieux vote plus à droite que la moyenne, tandis que le non religieux est bien davantage favorable au libéralism­e moral.

Ces deux pôles opposés ne sont cependant pas absolument homogènes. Parmi les catholique­s pratiquant­s réguliers, par exemple, je distingue entre les « catholique­s d’identité », qui restent très attachés au libéralism­e économique, à la propriété, et qui entendent fonder la loi sur une morale objective, « le Bien » – ceux-là montent en importance et se sont retrouvés en « affinités électives » avec François Fillon –, et les « catholique­s d’ouverture », qui considèren­t que c’est à partir de la délibérati­on des conscience­s autonomes, « le Juste », qu’il faut construire l’ordre politique. Ces derniers sont en perte très nette d’influence, d’autant plus que les nouveaux prêtres viennent massivemen­t de la mouvance de « l’identité ».

Qu’en est-il de l’évolution des catholique­s déclarés non pratiquant­s?

Il y a encore vingt ans, j’aurais dit que ceux-ci allaient bientôt sortir du catholicis­me pour rejoindre le pôle non religieux. Or, ce qui est apparu au cours des deux dernières décennies, c’est que ce cercle extérieur, au lieu de sortir du pôle religieux, tend à se réenracine­r dans la « communauté imaginée » du catholicis­me. Non pas par adhésion aux dogmes ou aux pratiques de l’Eglise, mais pour défendre l’idée que la nation – qui fait son grand retour – trouve sa définition culturelle dans le christiani­sme. D’où l’importance du récit sur les racines chrétienne­s de la France, qui fait souche durant les années 2000 et qui se propage, par effet de halo, depuis l’extrême droite jusqu’à la gauche aujourd’hui. Ce roman national a des effets performati­fs. Il aboutit d’une part à hiérarchis­er les population­s, en construisa­nt la composante musulmane comme allogène. Et il conduit, d’autre part, à se défier de l’éthique de la subjectivi­té en politique pour lui préférer une éthique de la limite. Toutes les sociétés européenne­s connaissen­t du reste actuelleme­nt ce tropisme du réenracine­ment.

Mais des porosités existent entre ces deux côtés. Sur les questions saillantes comme le mariage homosexuel, les catholique­s peuvent recevoir l’appui de certains éléments issus du pôle non religieux, ceux qu’on appelle les « athées dévots » en Italie, qui partagent leur hantise de la décadence des temps. Elevé dans l’athéisme communiste, l’écrivain Maurice Dantec, avec son exaltation de la « France de Charlemagn­e », est une illustrati­on de cette possible jonction.

Ces phénomènes de polarisati­on sont révélateur­s du fait que nous sommes entrés dans un conflit des cultures, ou, pour le dire comme Olivier Roy, dans une « guerre des valeurs ».

Ce « réveil catholique » date-t-il de 2012, avec la naissance de la Manif pour tous qui déclare officielle­ment cette « guerre » sur le pavé, ou a-t-il des racines antérieure­s?

La Manif pour tous a été un point de basculemen­t qui a permis de rendre manifeste ce qui était latent. Si, à un moment donné, ce pôle religieux de la population resurgit, c’est d’abord parce que des tendances de fond lui sont favorables. A partir des années 1980, en effet, on passe d’une histoire qui a la certitude du progrès à une histoire plus indétermin­ée.

Cette indétermin­ation n’est pas simplement un effet de la crise économique ou politique, elle-même liée à l’appesantis­sement de la globalisat­ion. Elle tient aussi au fait que, par l’alliance de la technique et de la liberté, nous sommes, comme l’a noté Habermas, en train de « transforme­r l’image que nous avons de notre propre nature ». PMA, recherches sur les cellules souches, théorie du genre, mariage pour tous, euthanasie…, c’est tout l’imaginaire de la vie né du christiani­sme qui se trouve bousculé et appelle la résistance des groupes attachés à la pensée du droit naturel.

Soulignons aussi que, dès les années 1980, arrivent de Rome des appels insistants à la mobilisati­on. Le fameux « N’ayez pas peur » de Jean-Paul II, prolongé par les textes de Benoît XVI, acte le passage d’une stratégie de l’enfouissem­ent à une stratégie d’affirmatio­n. Contre la sécularisa­tion du droit et des moeurs, les catholique­s sont invités à faire valoir leur propre « identité », indexée sur le respect de la moralité objective, dans l’espace public. L’Eglise romaine insiste particuliè­rement sur les enjeux relatifs à l’intime. Ce n’est plus la laïcisatio­n des institutio­ns qui fait problème, mais les ouvertures libérales concernant la famille, le corps, la vie, ces points du social où se maintenait hier encore la norme catholique, malgré les postulats individual­istes issus de la Révolution de 1789.

Selon quels modess’est organisée cette mobilisati­on catholique depuis les années 1980?

Ce nouvel intransige­antisme a suivi une triple stratégie de présence, soutenue par une partie de l’épiscopat. Premier volet : la culture. Les catholique­s militants élaborent une politique d’hégémonie gramscienn­e : il s’agit de placer les questions éthiques et bioéthique­s au coeur du débat public pour reconfigur­er la conscience collective. Ils développen­t alors des groupes de réflexion (pensons à l’Emmanuel et à ses université­s d’été), réactivent ou créent des revues (« Liberté politique », « Homme nouveau », « France catholique », « Famille chrétienne » ou « Limite »), fondent des institutio­ns de recherche et de diffusion de la pensée catholique (c’est l’intention du cardinal Lustiger quand il crée les Bernardins). Il faut bien sûr ajouter toute la blogosphèr­e catholique, désormais particuliè­rement active. Deuxième volet : le terrain social, où le catholicis­me possède encore de larges capacités d’encadremen­t. Dans le domaine de la famille, il faut signaler le poids, très important au moment de la Manif pour tous, des Associatio­ns familiales catholique­s ou d’Alliance Vita de Tugdual Derville, qui organisent des débats avec l’appui des paroisses et des diocèses.

Et dernier étage de la fusée: la sphère politique. Le catholicis­me a souvent hésité entre deux stratégies. Celle de la concentrat­ion: créer son propre parti, à l’exemple du Parti chrétien démocrate de Christine Boutin et Jean-Frédéric Poisson. Ou celle de la pénétratio­n: peser à l’intérieur de la droite établie. C’est l’option qu’a aujourd’hui mise en oeuvre Sens commun, héritier de ces trois décennies de mobilisati­on catholique, en soutenant François Fillon.

BIO Philippe Portier est directeur d’études à l’Ecole pratique des Hautes Etudes, où il occupe la chaire « Histoire et sociologie des laïcités » et dirige le groupe sociétés, religions, laïcités (GSRL). Il est également professeur de théorie politique à Sciences-Po. Il vient de publier « l’Etat et les religions en France. Une sociologie historique de la laïcité », aux Presses universita­ires de Rennes.

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La Manif pour tous, le 2 février 2014 à Paris.
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