L'Obs

MONTAIGNE DANS MA BAIGNOIRE

- parDANY LAFERRIÈRE, de l’Académie française* D. L. (*) Ecrivain. Dernier livre paru : « Mythologie­s américaine­s » (Grasset).

Cette bibliothèq­ue, étrangemen­t, n’est pas dans mes rêves mais dans ma vie la plus quotidienn­e. Cela fait exactement quarante ans que j’y passe le plus clair de mon temps. J’ai quitté Port-au-Prince en 1976 pour découvrir, à Montréal, cet objet étrange, une baignoire rose, avec de l’eau chaude à volonté et une petite fenêtre qui m’offre un morceau de ciel. C’était l’été. J’ai acheté des fruits du Nord (raisin, pomme) pour le parfum d’exotisme et quelques livres à très bon marché, des livres qu’on est censé avoir lus mais qu’on n’a jamais eu le temps de lire. Avant de parler d’espace concret, il faudrait régler la question du temps, cet espace invisible, peut-être plus important que l’autre. Personne ne peut lire aussi attentivem­ent Tolstoï qu’un chômeur qui vient de payer son loyer. J’avais du temps, c’est d’ailleurs tout ce que j’avais. J’ai étalé les livres sur une grande serviette sur le plancher à côté des fruits et d’une bouteille de mauvais vin. C’était un lundi, jour dur en Amérique du Nord pour la classe ouvrière. Je voulais le désacralis­er en lisant Montaigne. Les gens de l’immeuble où j’avais ma chambre ne se doutaient pas que ce jeune immigré, fraîchemen­t débarqué dans cette ville, et qui n’a pas encore de boulot, était en train de lire Montaigne. L’élégance du lecteur fait partie de cette bibliothèq­ue idéale. Puis les points précis : il faut quatre serviettes. Une petite près de son coude pour s’essuyer les mains de temps en temps, une autre pour ne pas glisser sur le plancher quand le concierge viendra cogner à la porte pour réclamer l’argent du loyer, une très grande pour s’essuyer le corps, et la quatrième qu’on offrira à la jeune fille du dessous qui viendra se plaindre de l’eau qui coule le long du mur de sa chambre. Après Montaigne, tous les classiques y passeront car j’aime l’idée que l’on se taise pour écouter un mort – en apparence. Et puis pour la nostalgie, la baignoire me rappelle la joie que j’ai eue à habiter le ventre de ma mère pendant qu’elle lisait à haute voix près de la fenêtre.

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