LES RÊVES DE PAIX DE L’IMPÉRATRICE ET DE L’ÉCRIVAIN
Alors que le monde s’enfonce dans la haine, en Autriche-Hongrie, les pacifistes Zita, la femme de l’empereur Charles, et Stefan Zweig, le juif viennois, ne désespèrent pas d’arrêter l’horreur
Je reconnus derrière la glace du wagon la haute stature dressée de l’empereur Charles, le dernier empereur d’Autriche, et son épouse en vêtements noirs, l’impératrice Zita. […] “L’empereur”, ce mot avait réuni pour nous toute la puissance, toute la richesse, il avait été le symbole de la pérennité de l’Autriche. […] Et maintenant, je voyais le dernier empereur d’Autriche quitter le pays en proscrit. » Stefan Zweig, dans ces quelques lignes(1), décrit l’empereur et l’impératrice déchus, en partance dans le train de l’exil. Elles nous font regretter que l’écrivain, merveilleux biographe de Marie-Antoinette, ne se soit pas plongé dans un portrait de la dernière impératrice d’Autriche. Née Bourbon-Parme en 1892, onze ans après lui, celle qui s’est retrouvée sur le trône des Habsbourg entre 1916 et 1918 fut la dernière héritière de cette Vienne cosmopolite chère au coeur de l’écrivain. Et Zita la catholique vivra comme Zweig le juif viennois le bannissement et l’exil. Comme lui, elle n’a jamais aspiré qu’à une chose : la paix. Elle sera co-instigatrice d’un des épisodes les plus étonnants de l’histoire : une négociation de paix secrète entre l’Autriche et la France en 1917.
« J’avais trop longtemps mené une existence cosmopolite pour pouvoir du jour au lendemain haïr un monde qui était mien au même titre que ma patrie. » Ces mots de Zweig, ami intime de Romain Rolland, de Roger Martin du Gard et de tant d’autres, Zita aurait pu les faire siens. Les Bourbon-Parme, comme les Habsbourg, sont les derniers tenants de ces grandes familles aristocrates et royales, qui ont tressé des alliances à saute-frontière, et pour lesquelles les liens de sang, bleu évidemment, sont plus importants que ceux tissés par le concept de nations. « Le monde était plein de cousins », dira avec nostalgie l’impératrice, qui était à la fois italienne, française, portugaise, allemande, et parlait cinq langues. Quand la guerre éclate en 1914, sa famille se déchire. Zita est devenue autrichienne par son mariage, René et Félix, deux de ses frères, s’engagent côté autrichien. Deux autres,
Sixte et Xavier, ne pouvant s’enrôler en France parce qu’ils sont Bourbons, rejoignent l’armée belge.
La fureur patriotique qui saisit la France, l’Allemagne, l’Autriche ? Impossible à comprendre pour Stefan Zweig et Zita, « européens » avant tout. L’écrivain fait paraître une lettre, « A mes amis de l’étranger», et entame une correspondance nourrie avec Romain Rolland le pacifiste, dont la harangue pour la paix « Au-dessus de la mêlée » a provoqué l’ire des patriotes et dont le roman « Jean-Christophe » n’est guère mis en avant dans les libraires… Zita, elle, continue à communiquer dans le plus grand secret avec ses frères Sixte et Xavier. Les lettres transitent via leur mère, qui habite en terrain neutre: en Suisse. « Quiconque combattait la guerre, ils le stigmatisaient comme un traître », dit Zweig. Zita est même vue comme une double traîtresse. Elle est une Française, mais aussi une Italienne, catholique, sur la ligne du pape BenoîtXV, qui oeuvre activement pour la paix. L’ambassadeur à Vienne de l’empereur allemand Guillaume II la regarde donc avec la plus grande suspicion, d’autant que l’Italie a rejoint le camp de l’Entente en 1915: « L’impératrice, issue d’une maison princière italienne, voit dans l’Italie sa deuxième patrie. […] Le souverain accorde un grand rôle à son épouse. […]. Dans ce petit milieu, on cherche tous les moyens qui peuvent conduire à la paix. » (2) Il l’accuse de rêver d’une «réconciliation avec l’Italie », accusant ses « conseillers spirituels de tisser leur toile en direction de Rome ».
Zita assure ne pas se mêler de ces considérations politiques. Elle a fait plusieurs visites sur le front, en est revenue choquée: «Des rats, de grands rats horribles qui s’attaquaient aux morts. Ils vinrent jusqu’à notre voiture, grimpaient sur les roues. Un cauchemar. » Elle affirme très simplement: « Je suis contre la guerre, comme toute autre femme qui aime mieux voir le genre humain dans la joie que dans les larmes. »
En 1917, les trajectoires de l’écrivain et de l’impératrice se croisent, ou quasi. Zweig est invité en Suisse où l’on souhaite montrer sa pièce de théâtre « Jérémie », ouvertement pacifiste, qu’il a renoncé à monter en Autriche, vu le contexte. La Suisse, pays neutre, est alors le rendez-vous de tous les pacifistes, antimilitaristes d’Europe (voir encadré), des « réfugiés déchirés dont les allégeances sont mêlées », mais aussi d’espions et d’agents du renseignement. C’est ici, en Suisse, que se nouent les tractations secrètes entre la France et l’Autriche pour une paix séparée. Côté Entente, Sixte et Xavier, les frères de Zita, jouent les émissaires. La famille se retrouve à Vienne, pour la première fois depuis 1914. L’empereur Charles confie alors à Sixte une lettre où il détaille ses conditions pour une paix avec la France : « Je te prie de transmettre secrètement et inofficieu sement à M. Poincaré que j’appuierai par tous les moyens […] les justes revendications françaises à l’Alsace-Lorraine. » Pendant tout le printemps, les négociations se poursuivent en Suisse. Au même moment, Zweig retrouve Romain Rolland à Genève : « C’était la première main française que je pouvais de nouveau serrer […]. C’était la conscience morale de l’Europe qui me parlait. » En juin, les tractations échouent. Clemenceau, pas encore au pouvoir, fustige déjà les « défaitistes » qui parlent de paix, alors qu’il ne veut parler que de victoire. Il n’hésitera d’ailleurs pas à divulguer un an plus tard la lettre secrète de Charles, le coulant auprès des Allemands. Anatole France écrira: « L’empereur Charles a offert la paix; c’est le seul honnête homme qui ait paru au cours de la guerre. […] Tout le monde le déteste. » C’est bientôt la fin pour Zita et Charles, qui traînent comme un boulet cette tentative de paix avortée. En 1918, ils sont bannis d’Autriche. C’est là, sur le quai de la gare de Feldkirch, entre la Suisse et l’Autriche, que leur chemin croise à nouveau celui de Zweig, qui, lui, revient au pays.
L’écrivain ne sait pas que son destin rejoindra bientôt celui de l’impératrice. Charles meurt en 1922, Zita est veuve à 30 ans, et erre, ses huit gamins sous le bras, de la Suisse à Madère. Elle reste un symbole. Les nazis la conspuent, elle et son fils aîné Otto, héritier de cette mémoire honnie des Habsbourg. Hitler la surnomme « l’Araignée ». « Qu’espère cette femme de la maison de Bourbon-Parme, dont l’ambition a conduit un faible empereur à trahir l’Allemagne au milieu de la guerre ? » s’écrie un journal contrôlé par Goebbels. Comme Zita, Stefan Zweig deviendra lui aussi apatride. Il s’exile au Brésil, où il se suicide en 1942. Zita attendra l’âge de 90ans avant de revoir son pays d’adoption. Elle passera la frontière à Feldkirch, l’endroit même où elle l’avait quitté. Dotée de son seul passeport: une pièce d’identité espagnole.