L'Obs

M. WILSON S’EN VA-T-EN GUERRE

Neutralist­e, pacifiste, le président américain est également obsédé par l’idée que son pays a un rôle à jouer dans le monde qui sortira du conflit européen. C’est ce qui le pousse, en avril, à y entrer

- Par PHILIPPE BOULET-GERCOURT

C’est l’ex-poilu Gabriel Chevallier, dans son roman autobiogra­phique « la Peur », qui raconte : « Depuis ces derniers temps, la division comprend deux régiments français et un régiment de nègres américains […]. [Ces derniers] sont venus en France comme ils seraient partis pour des terres d’Alaska ou du Canada, en chercheurs d’or ou en chasseurs de fourrures. Ils font en avant de leurs lignes des patrouille­s bruyantes, folles, qui ne tournent pas toujours à leur avantage. Ils lancent des grenades comme des pétards de fête nationale. Ils ont suspendu dans leurs barbelés ou accroché à des piquets des boîtes de conserve sur lesquelles ils tirent dans tous les sens. »

Nous sommes en 1918 et les « doughboys », comme on surnomme les fantassins américains, sont accueillis en héros dans les rangs exténués des Alliés. Un rien cow-boys et peu versés dans les subtilités de la guerre de tranchées, leur présence est « comme une opération magique de transfusio­n de sang, confie un officier de l’entourage du maréchal Foch. La vie arrive en flots, pour réanimer le corps d’une France saignée à blanc par quatre années d’innombrabl­es blessures ». Ils seront deux millions en Europe au moment de l’armistice, n’ayant livré de grandes batailles que dans les derniers cent dix jours et perdant – tout de même – plus de 50 000 hommes en deux mois. Mais comment en sontils arrivés là ? Comment cette Amérique qui se voulait résolument neutre, fidèle à la consigne de Washington d’« éviter les alliances permanente­s » et se méfiant, comme Jefferson, des « alliances contraigna­ntes », a-telle pu se laisser embarquer dans la Grande Guerre ? La réponse tient en deux mots : Woodrow Wilson.

Deux mots qui vont changer la place de l’Amérique dans le monde, et toute l’histoire du xxe siècle.

Ce 22 janvier 1917, les sénateurs ont été priés de rappliquer au plus vite : dans une heure, le président prononcera un discours devant leur Chambre. A 13 heures pétantes, Wilson monte à la tribune. Sa voix est d’abord faible, ce qui ne lui ressemble pas, puis elle s’affirme rapidement. Il sait que les mots qu’il s’apprête à prononcer resteront gravés dans l’histoire. Un mois plus tôt, à peine réélu président, il a câblé une « note aux belligéran­ts » d’Europe, dans laquelle il a réaffirmé la neutralité de l’Amérique et proposé sa médiation. « Les objets que les hommes d’Etat des pays belligéran­ts ont à l’esprit, dans cette guerre, sont virtuellem­ent les mêmes », écrit-il. En clair : Allemands, Britanniqu­es ou Français sont à renvoyer dos à dos. Depuis le début de cette boucherie dont le déclenchem­ent a stupéfié les Américains, ce président intello, ex-prof de Princeton, tient une position qui est celle de dizaines de millions d’Américains. Il ne veut pas que son pays s’embringue dans une guerre qui ne le concerne pas. En même temps, il croit à la « destinée manifeste » de l’Amérique, à sa place toute particuliè­re que lui a conférée Dieu. « C’est un idéaliste, un missionnai­re presbytéri­en dans l’âme. Il veut vraiment voir la démocratie progresser dans le monde », explique Michael Kazin, auteur d’un livre à paraître (1) sur la « guerre contre la guerre », c’est-à-dire la résistance intense des pacifistes contre l’envoi de troupes américaine­s. « Mon espoir est que, à mesure que les années passent et que le monde connaît chaque jour un peu plus de l’Amérique, celui-ci boive aussi à ces fontaines de jouvence et de renouveau; qu’il se tourne aussi vers l’Amérique pour ces inspiratio­ns morales qui sont à la base de la liberté […] [T]ous sauront qu’elle place les droits de l’homme au-dessus de tous les autres droits et que son drapeau n’est pas seulement celui de l’Amérique mais de l’humanité », déclare Wilson le 4 juillet 1914.

“LA PAIX SANS LA VICTOIRE : NON !”

Toute l’ambiguïté de l’Amérique est dans cette ambivalenc­e de Wilson. « D’un côté, il veut que l’Amérique reste neutre, de l’autre, il souhaite qu’elle joue un rôle dans la constructi­on du monde de l’après-guerre; d’un côté, il veut s’allier avec la coalition de la paix, contre les gens comme Theodore Roosevelt qui le haïssent et veulent sa défaite politique, de l’autre, il ne souhaite pas que les Etats-Unis restent inactifs et laissent le monde s’effondrer », résume Michael Kazin. Le 22 janvier 1917, Wilson décide donc de mettre les points sur les « i » : « Il doit y avoir, non pas un équilibre des puissances, mais une communauté des puissances; non pas des rivalités organisées, mais une paix commune organisée. » Bref, « ce doit être une paix sans victoire », car la victoire d’un camp « laisserait une morsure, un ressentime­nt, une mémoire amère sur lesquels reposeraie­nt les termes de la paix, pas de façon permanente mais seulement sur des sables mouvants. » Prémonitoi­re… Mais une paix sans victoire? Scandale! L’ancien président Theodore Roosevelt (1901-1909) s’étrangle et crie à la trahison. Lawrence Sherman, un sénateur républicai­n de l’Illinois, estime que ce discours a de quoi « faire regretter à Don Quichotte d’être mort trop tôt ». En France, « l’Express du Midi » titre en une : « La paix sans la victoire : non! » « M. Wilson est bien bon de s’occuper du sort de l’humanité, et sa généreuse sollicitud­e nous touche profondéme­nt », ironise le quotidien toulousain.

LE POINT DE NON-RETOUR ATTEINT

Le gouverneme­nt allemand ne dit rien. Et pour cause : trois semaines plus tôt, le conseil impérial s’est réuni au château de Pless, en Silésie, et le Kaiser a donné l’ordre secret de reprendre la guerre sous-marine à outrance le 1er février. Même après la rupture des relations diplomatiq­ues, le 3 février, le débat sur l’entrée en guerre des Etats-Unis continue. Wilson se refuse à mobiliser l’armée, l’ambassadeu­r allemand à Washington note que « le sentiment de guerre a beaucoup diminué ». Mais les choses sont allées trop loin. Le 16 janvier, le ministre allemand des Affaires étrangères, Arthur Zimmermann, a envoyé un câble à Mexico, enjoignant à l’ambassade d’offrir aux Mexicains le Texas, le Nouveau-Mexique et l’Arizona en échange d’une alliance avec l’Allemagne. Le « télégramme Zimmermann » est intercepté et décodé par les Britanniqu­es qui, pour ne pas révéler aux Américains leurs capacités d’espionnage, organisent un cambriolag­e à l’ambassade allemande à Mexico afin de mettre la main sur la version décodée du télégramme, légèrement différente de l’original. Ils « fuitent » celle-ci aux Américains.

Cette fois, le point de non-retour est atteint. Le 4 mars, dans son discours d’investitur­e, Wilson rappelle que son pays est neutre, mais la décision a déjà été prise : le 2 avril, il demande au Congrès une déclaratio­n de guerre contre l’Allemagne, qui sera ratifiée quatre jours plus tard. L’armée américaine est peu nombreuse, peu préparée, et il faudra attendre un an avant qu’elle fasse vraiment la différence. Mais c’est elle, sans aucun doute, qui permettra la victoire des Alliés sur l’Allemagne en 1918. Même alors, ce président, qui reste l’un des plus incompris et mal aimés de l’histoire américaine, continuera de se battre pour une Société des Nations protégeant d’« une agression externe l’intégrité territoria­le et l’indépendan­ce politique existante de tous les membres de la Ligue ». Le traité l’établissan­t ne sera jamais ratifié par le Congrès et la paix de Versailles connaîtra l’échec que l’on sait. Mais l’Amérique impériale, elle, entre dans l’histoire par la grande porte… emmenée par un président qui ne voulait pas de

la guerre.

“Un missionnai­re presbytéri­en dans l’âme.” MICHAEL KAZIN

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 ??  ?? Le président Wilson (portrait en 1916) demande au Congrès, le 2 avril, de déclarer la guerre à l’Allemagne.
Le président Wilson (portrait en 1916) demande au Congrès, le 2 avril, de déclarer la guerre à l’Allemagne.

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