« Le retour du sacré en politique, c’est la mort de la démocratie » Un entretien avec Vincent Delecroix
Loin d’en avoir fini avec la religion, notre modernité doit en affronter le reflux nostalgique. Dans “Apocalypse du politique”, Vincent Delecroix analyse l’ambivalence des relations entre religieux et politique en Occident et invite à en repenser les form
De plus en plus, les rapports entre politique et religion sont questionnés. D’abord sous l’effet de la revendication terroriste. Mais aussi, écrivez-vous dans « Apocalypse du politique », parce que c’est aujourd’hui de l’intérieur, au sein de nos structures socio-politiques, que l’on peut observer la « dangereuse persistance ou l’insidieux retour » du théologico-politique.
Il n’y a en effet qu’à voir la tournure que prend cette campagne présidentielle, ou le nombre de penseurs qui, mécontents ou inquiets de l’évolution de nos démocraties, lorgnent du côté de la religion, ou de quelque chose dans la religion. La raison politique aurait besoin, disent ces esprits passéistes, d’être reconsolidée, resubstantifiée… L’idée d’un politique immanent trouvant en lui-même sa ressource, c’est-à-dire l’idée même qui a orienté toute la construction de la modernité, ne tiendrait pas : c’est cela, le théologico-politique aujourd’hui. Or, dès lors que la religion est pensée comme un adjuvant au politique ou comme une âme le soutenant, sous prétexte qu’il faut des valeurs et de l’ordre, vous en faites une puissance mortifère.
Comment s’est nouée cette articulation du christianisme et du politique en Occident ?
Nous en avons souvent une vision très simpliste, qui vient d’une image caricaturale du Moyen Age : le chris-
tianisme serait la mainmise de l’Eglise sur l’Etat. Ce qu’il a été bien entendu. Il faut cependant se rappeler que, si mainmise il y a eu, c’est d’abord parce qu’on a séparé la religion et l’Etat. Cette articulation théologico-politique repose donc sur une grande ambivalence. Il y a au moins deux logiques contradictoires en elle, qui expliquent que religion et politique ont toujours entretenu des rapports de tension instables en Europe : l’une construit le politique, l’autre le déconstruit. La première dynamique correspond à la fonction fondatrice et consolidatrice du théologico-politique : c’est l’idée que la religion sert à assurer le pouvoir souverain, la loi, l’ordre. Cela fonctionne grâce à un transfert de force par l’usage de la métaphore, le politique venant se recharger de légitimité et de symbolique auprès du religieux, et inversement le religieux acquérant une certaine puissance politique.
Mais il y a aussi – et c’est la seconde dynamique – un travail inverse, utopique, messianique celui-ci, dans le fait que la religion produit des mises en cause systématiques de l’ordre politique. C’est la raison pour laquelle l’Eglise a pu à la fois renforcer le pouvoir des puissants et dénoncer ce même pouvoir. A cet égard, le christianisme constitue un point de rupture dans la manière de penser le rapport du théologique au politique, puisqu’il invente l’idée de séparer les deux avant de les réarticuler. Pour la première fois, on imagine une communauté qui se dédouble : il y a d’un côté la cité idéale, vraie, parfaitement juste du Royaume, et de l’autre la communauté politique. Le monothéisme introduit ainsi une désacralisation radicale du politique. C’est d’ailleurs comme cela qu’on liquide les sociétés antiques. Le lien organique du religieux et du politique dans la cité grecque ou dans l’Empire romain éclate. Alors que pour les Romains la religion était une religion civique qui était essentiellement une pratique cultuelle indissociable du politique : peu importe les croyances, on sacrifie à l’empereur. Le chrétien, au nom de son dogme, refuse de considérer l’empereur comme faisant l’objet d’un culte. Les premières persécutions seront du reste motivées par ce point. D’un seul coup donc, judaïsme et christianisme – mais c’est aussi le cas de l’islam – vont produire une fracture entre le religieux et le politique, contre laquelle ils ne vont cesser de lutter en même temps. C’est bien l’autre figure, cette fois-ci parfaitement révolutionnaire,du théologico-politique. C’est celle qui intéresse aujourd’hui des philosophes de la gauche radicale, comme Slavoj Zizek, Alain Badiou et Giorgio Agamben, qui, à la suite de Walter Benjamin ou Ernst Bloch, utilisent le texte biblique et évangélique, et notamment la parole de saint Paul, pour penser le politique moderne et la démocratie. C’est une voie étroite, mais c’est l’une des plus stimulantes aujourd’hui.
Je fais une incise, parce que vous dites que l’islam procède de la même logique de séparation du religieux et du politique que le judaïsme et le christianisme. Or cela va totalement à contre-courant de l’idée commune.
Il faut effectivement arrêter de penser que l’islam est une religion purement politique qui confondrait les deux. C’est tout le contraire. L’islam se bâtit sur une séparation du religieux et du politique comme les autres monothéismes, parce que ces trois religions sont travaillées exactement par la même chose, à savoir que le politique est impur justement. C’est tout le paradoxe qui a fait l’Occident : l’autonomie du politique se gagne grâce à sa dévaluation ontologique ; c’est parce qu’il n’est pas le Royaume qu’il est livré à l’autonomie. En islam, c’est pareil. Même en théologie sunnite, y compris dans un certain nombre de fondamentalismes quiétistes : le rapport du religieux et du politique est vécu comme une compromission. Chez les sunnites, mais plus encore chez les chiites, toute tentative de théocratisme politique nécessite des accommodements théologiques difficiles. Au moment de la révolution iranienne et de la fondation d’une République islamique, l’ayatollah Khomeini était en porte-à-faux avec sa propre confession, le chiisme, qui « maudit celui qui confond dans sa personne le pouvoir politique et le pouvoir religieux ». Il est maudit ! Pour fonder une théocratie sur la base d’une religion qui préconise le contraire, il a fallu une production idéologique ad hoc.
Ce qui paraît encore plus étonnant, c’est que le religieux soit de nouveau convoqué comme ressource par des politiques dans nos sociétés sécularisées et laïques. Vous le notiez, cela a été manifeste lors de la récente primaire de la droite, où il s’agissait pour les candidats d’afficher leur catholicisme et de flatter un électorat confessionnel ciblé. Quelle forme du théologico-politique voyons-nous réapparaître ici ?
Il faudrait pouvoir faire la part de la stratégie électoraliste et de la haine de l’islam, qui en est le dénominateur commun. Mais cela prouve à ceux qui croyaient le théologico-politique évacué que ce n’est pas le cas, et qu’il ne se trouve pas simplement du côté du fondamentalisme islamique et des revendications théocratiques. Ce qu’on voit réapparaître aujourd’hui est de l’ordre du religieux archaïque. Ce n’est pas la religion qu’on cherche, ce n’est même pas le religieux, c’est l’identité religieuse, d’une part, et c’est d’autre part le sacré. Or réinvestir le sacré en politique, on sait exactement ce que cela a donné dans les années 1930, c’est la mort de la démocratie. Car le sacré, par définition, est ce qui échappe à toute discussion : c’est sacré, on se tait, on adore.
Or cette nostalgie régressive, antilibérale et antidémocratique peut toucher autant l’homme politique sécularisé ou laïque que le croyant réactionnaire. C’est pour cela que l’expression néoreligieuse des « valeurs sacrées de la République » me semble particulièrement dangereuse. C’est un oxymore : si c’est vraiment la République, elles ne sont justement pas sacrées ! On ne respecte pas la République quand on la grime ainsi en Eglise. C’est une espèce de révérence et de subordination inconsciente à la première figure du théologico-politique. Cela manifeste non seulement l’incroyable emprise du théologique, y
compris dans la République, mais aussi une forme de paresse de la pensée. Ils ont à gauche des réflexes de repli sur le laïcisme jacobin, à droite des réflexes de repli identitaire catholique. Mais à aucun moment ils n’imaginent que les rapports entre religion et politique peuvent fonctionner autrement, ni comment les convictions religieuses peuvent non pas fonder le politique – parce que c’est le désastre assuré –, mais « inquiéter » le politique, au bon sens du terme.
Une autre expression fait également un retour en force inouï, c’est l’idée de la nation et de ses racines chrétiennes. Que signifie-t-il ?
Cela procède d’un terrible mimétisme. L’une des fonctions essentielles dévolues à la métaphore théologico-politique était en effet d’assurer l’unité sociale. Or c’est une obsession en ce moment. Il faut relire l’article de Claude Lefort « Permanence du théologico-politique » (dans « Essais sur le politique », 1986), qui est séminal pour moi. L’hypothèse indépassable, c’est que la démocratie est le seul régime fondé sur la division, la diversité et le conflit. La preuve, c’est que les élections viennent ritualiser le conflit. Et c’est parce que le théologico-politique a eu pendant très longtemps la fonction inverse, à savoir réinstaurer de l’unité, qu’il a été antidémocratique. Ce sont les sociétés totalitaires qui sont obnubilées par l’unité organique. Ce n’est donc certainement pas en proposant une « union sacrée » ou une identité figée de la République qu’on peut s’opposer au communautarisme. Cette identité française est non substantielle justement, elle est insaisissable. On n’aura donc jamais fini de la définir. Et c’est précisément comme cela qu’on rend malheureux un certain nombre de nos concitoyens qu’on oblige à vivre dans une schizophrénie délirante.
Seulement, le fonctionnement « pulvérisé » de la démocratie, ça fait peur. C’est la raison pour laquelle les révolutionnaires en 1789, effrayés par ce qu’ils avaient eux-mêmes inventé et encore obsédés par le modèle de la monarchie absolue, ont voulu réactiver l’idée du peuple comme corps mystique du Christ ; ce qui a donné lieu à la sécularisation des catégories religieuses, au culte de l’Etre suprême. Aujourd’hui, on parle des racines chrétiennes de l’Europe. C’est une réalité bien sûr, de même qu’elle a des racines celtes, romaines ou grecques. Mais c’est un mythe aussi, instrumentalisé par le politique de façon malintentionnée. Il s’agit de fixer une identité par une origine intangible, alors qu’on sait très bien que d’origine, il n’y en a pas, ou qu’elle est fluctuante. C’est le vieux réflexe théologico-politique par excellence : on recourt à la transcendance et à sa fonction conservatrice, qui fait loucher vers le passé, pour figer l’ordre social.
Il y a cependant peu de risques qu’on puisse voir réapparaître telle quelle cette ancienne figure du théologico-politique, les effets émancipateurs de la Révolution française sont pour moi irréversibles. La société a compris que le religieux n’était pas ce qui organisait le politique, mais ce qui le désorganisait. C’est d’ailleurs pourquoi le fondamentalisme islamique nous paraît parfaitement rétrograde. On est en revanche beaucoup moins prémunis contre les discours insidieux que cela produit dans le politique. Les appels à l’unité et à l’homogène, en effet, non seulement ça tue la vitalité de la communauté en question, mais surtout ça produit de l’exclusion systématique.
Vous évoquez dans votre livre la piste d’un autre usage possible, autrement plus fécond, du théologico-politique pour nos démocraties. C’est ce que vous appelez la « hantise du Royaume ». Qu’entendez-vous par là ?
La hantise du Royaume, c’est pour moi comme une espèce de mauvaise conscience religieuse du politique. Cela consiste simplement à dire : au regard de la justice absolue et inconditionnelle, l’état du politique n’est pas juste. C’est l’« apocalypse du politique » au sens strict du terme, c’est-à-dire un présent du politique qui est constamment en jugement et remis en question par la perspective du Royaume. Cela ne signifie pas du tout que le Royaume est l’horizon de l’histoire, il n’incarne pas la cité idéale. Il ne peut agir que négativement, comme un spectre qui vient rappeler au politique que son ordre ne sera jamais juste. Et c’est exactement le principe de la démocratie, qui est le seul régime qui se conçoit sans cesse comme imparfait, défaillant et insatisfait de lui-même, c’est-à-dire toujours en deçà de son idéal et sans cesse à construire. Cela ne peut fonctionner que s’il est toujours mis en accusation.
Or le seul rôle enviable de la religion, et la seule justification du théologico-politique à mon sens, c’est précisément la dénonciation de l’injustice. La religion est une accusation, une injonction permanente. C’est ce qu’Ernst Bloch appelle « la grogne des enfants d’Israël » ou Derrida « la promesse inconditionnelle » c’est-à-dire la promesse d’une justice absolue qui est au coeur du judaïsme. C’est une puissance révolutionnaire extraordinaire. Et ça interdit de penser que le régime politique dans lequel nous vivons est achevé. Car si nous le pensons comme achevé, c’est le totalitarisme. Encore une fois, la religion n’est pas indispensable pour penser cela, et c’est tout le paradoxe : la religion ne devient utile pour le politique que lorsqu’elle est non nécessaire.
Je crois de ce point de vue que notre génération sera jugée sur le problème des réfugiés. Et cela, c’est la question de l’hospitalité inconditionnelle et de la charité. C’est la question historique que nous avons en charge et qui va nous hanter. On ne peut pas se contenter de vanter la beauté des idéaux religieux, installer des crèches dans les mairies, et dire qu’on ne peut pas accueillir toute la misère du monde. Parce qu’on ne sera pas testé seulement à la résistance de nos valeurs, mais à leur efficacité politique.
ON RECOURT À LA TRANSCENDANCE ET À SA FONCTION CONSERVATRICE POUR FIGER L’ORDRE SOCIAL.