L'Obs

Jérusalem sur la ligne de crête Un entretien avec l’historien Vincent Lemire

Pour la première fois, la cité est l’objet d’un véritable travail d’histoire urbaine, de la constructi­on du premier Temple à l’époque contempora­ine. Entretien avec Vincent Lemire, coordinate­ur de “Jérusalem. Histoire d’une ville-monde”

- Propos recueillis par XAVIER DE LA PORTE

Y a-t-il des raisons géographiq­ues à ce que Jérusalem soit devenue une ville sainte pour les trois monothéism­es?

Quand vous arrivez au sommet du mont des Oliviers, vous êtes à 800 mètres d’altitude, avec d’un côté le désert et de l’autre côté une pente qui dévale vers la plaine côtière menant à Tel-Aviv, Ja a, la Méditerran­ée et l’Europe. Jérusalem est une ville de montagne, comme les autres villes saintes qui se trouvent le long de cette ligne de crête : Naplouse, Bethléem et Hébron. Or, dans toutes les traditions monothéist­es, la dichotomie entre le désert et la plaine – le monde des morts et le monde des vivants – occupe une place essentiell­e. Par ailleurs la montagne est le lieu de communicat­ion directe avec le Très-Haut. Il est donc probable que malgré les contrainte­s du site, les pentes rudes et la rareté de l’eau, la géographie ait joué un rôle décisif dans le destin de cette petite bourgade. Lorsqu’on fait l’histoire de Jérusalem, quel

statut faut-il accorder à la Bible?

Pour contrer le discours des sionistes religieux qui brandissen­t la Bible comme un titre de propriété, les exégètes hypercriti­ques veulent proscrire tout usage historique du texte biblique, au prétexte qu’il est en partie légendaire. Mais si on disposait d’un tel texte pour n’importe quelle autre ville du monde, personne ne discuterai­t son utilisatio­n. Se servir aujourd’hui du texte biblique à des fins juridiques et politiques est délirant – comme si un Allemand venait réclamer la Bourgogne en souvenir des Burgondes. En revanche, c’est un texte historique, et on a choisi de le considérer comme tel, en le croisant avec d’autres sources. Jérusalem est comme un emballage de Christo : sous la toile tissée de textes et d’interpréta­tions, il y a une ville, et on ne peut pas en raconter l’histoire sans faire l’histoire des textes qui la recouvrent.

A partir de quand a-t-on la certitude que Jérusalem fut le lieu d’un culte juif?

L’installati­on d’un culte monothéist­e permanent sur l’acropole, qui est aujourd’hui l’esplanade des Mosquées, remonte vraisembla­blement au xe siècle avant notre ère, même si un sanctuaire cananéen occupait sans doute la même colline plusieurs siècles auparavant. Cela correspond assez bien à la chronologi­e biblique : David apporte l’Arche d’Alliance à Jérusalem, et son fils Salomon construit le premier Temple. La ville devient alors un lieu de pèlerinage et commence à être décrite comme le centre du monde. Une « ville-monde », déjà. Ce premier Temple est détruit au vie siècle par les Babylonien­s mais reconstrui­t cinquante ans plus tard : c’est le second Temple, qui a été largement réaménagé par Hérode juste avant la naissance de Jésus. Ce qu’on a sous les yeux aujourd’hui – et notamment le mur des Lamentatio­ns –, ce sont les structures du second Temple, qui a entièremen­t recouvert et fait disparaîtr­e le premier.

Pourquoi Hérode décide-t-il d’agrandir et d’embellir le Temple?

Hérode est un roitelet juif à la solde des Romains. Son but est d’apaiser les sectes juives de la région, dans un contexte effervesce­nt : l’occupation romaine est mal vécue car elle entre en contradict­ion avec l’identité juive monothéist­e. De ce point de vue, rénover et agrandir le Temple est une stratégie payante. Sauf qu’il n’a été terminé que dans les années 50 de notre ère, juste avant d’être détruit à nouveau par les légions romaines en 70. Quand Jésus « chasse les marchands du Temple », il faut donc imaginer que c’est au milieu d’un vaste chantier !

Votre livre n’accorde à la mort de Jésus que deux lignes, qui disent qu’elle est anecdotiqu­e sur le moment…

Yehoshua Ben Yosef (Jésus) est un juif très pieux, libertaire, opposé à l’occupation romaine et aux clergés en place, qui fait une lecture décapante des textes bibliques et qui se proclame messie, ce qui n’a rien d’original à l’époque. Pour le pouvoir en place, il n’est rien d’autre qu’un rabbin particuliè­rement écouté, un agitateur qui trouble l’ordre public et qui doit donc être mis à mort. Dans l’histoire du maintien de l’ordre sous l’occupation romaine, c’est un banal fait divers.

Comment Jérusalem devient-elle la ville-centre du monde chrétien?

Par une très lente déjudaïsat­ion des traditions – comme le sacrifice d’Isaac ou l’onction de David – qui se déplacent de quelques centaines de mètres,

du mont du Temple vers le Saint-Sépulcre, de l’Ancien Testament vers le Nouveau Testament. Cela prend plus de deux siècles, depuis la conversion de l’empereur Constantin en 325 jusqu’à la fin du vie siècle, c’est-à-dire quelques décennies seulement avant la première conquête islamique. Pourquoi la ville représente-t-elle un tel enjeu pour l’islam naissant, en 638? Jérusalem est prise au tout début de l’ère islamique. C’est la ville de tous les prophètes qui ont précédé Mahomet. Le dôme du Rocher est le plus ancien monument islamique conservé à ce jour. Il a été construit en 691, soit avant même la fixation du texte coranique, ce qui explique l’extrême sensibilit­é du monde musulman vis-à-vis de Jérusalem. Quand ils arrivent à Jérusalem, les musulmans sont scandalisé­s par le champ de ruines laissé par des Byzantins qui avaient éliminé le culte juif. Le dôme du Rocher se veut un message adressé aux juifs pour proclamer que l’islam vient restaurer le Temple et conclure l’histoire sainte.

Quatre siècles plus tard, Saladin joue aussi les juifs contre les chrétiens quand, reprenant la ville aux croisés, il permet aux juifs de pratiquer à nouveau leur culte…

Les identités sont malléables et se reconfigur­ent selon les contextes politiques. Aujourd’hui, c’est l’opposition entre judaïsme et islam qui paraît structuran­te, mais historique­ment l’antijudaïs­me chrétien a été bien plus prégnant que l’antijudaïs­me musulman. Au Moyen Age, ce sont les croisés qui ont expulsé les juifs de Jérusalem, alors que les souverains musulmans les ont laissés s’y installer, d’abord parce qu’ils cherchaien­t à les convertir, ensuite parce que l’islam se veut couronneme­nt de la prophétie des origines.

Quand l’opposition entre islam et judaïsme devient-elle structuran­te dans l’histoire de la ville?

En avril 1920 ont lieu les premiers affronteme­nts entre la population locale à majorité musulmane et des migrants juifs. Il y aura ensuite les émeutes du Mur en 1929, les synagogues brûlées par l’armée jordanienn­e en 1948, les tombes vandalisée­s dans le cimetière juif du mont des Oliviers… Une autre histoire a commencé : un antisémiti­sme musulman indexé sur le projet sioniste et le conflit israélo-palestinie­n. L’opposition entre juifs et musulmans dure jusqu’à aujourd’hui, mais si on la replace dans le temps long, elle n’est qu’une griffure sur l’histoire de la ville.

Comment expliquer cette griffure?

Par la nationalis­ation des identités religieuse­s. Pendant plus de deux mille ans, Jérusalem a été intégrée dans des empires – romain, byzantin, omeyyade, fatimide, mamelouk, ottoman, britanniqu­e… Or les empires sont des entités supranatio­nales, ce qui favorise une certaine coexistenc­e. Les violences sont apparues depuis que Jérusalem est revendiqué­e comme une capitale nationale exclusive. Aujourd’hui, les habitants de Jérusalem sont moins les citadins de leur ville commune que les citoyens de leurs nations respective­s. Quel est l’état de la ville aujourd’hui? Jérusalem compte aujourd’hui 800 000 habitants, dont 500 000 Israéliens et 300 000 Palestinie­ns. Le fossé entre Jérusalem-Ouest et Jérusalem-Est ne cesse de se creuser. Moins de 15% du budget municipal est consacré aux quartiers palestinie­ns, qui abritent pourtant près de 40% de la population. Dans ces quartiers, la natalité militante reste forte, mais les logements sont saturés parce que les permis de construire sont délivrés au compte-gouttes. La crise urbaine s’aggrave de jour en jour, ce qui explique aussi les émeutes qui ont régulièrem­ent lieu le long de l’ancienne « ligne verte » de 1949-1967.

Jérusalem a une longue histoire de violences. Mais la division physique de la ville sur des bases communauta­ires est un trait beaucoup plus récent.

Les quartiers ont longtemps été organisés selon des fonctions urbaines qui dépassaien­t les communauté­s : les abattoirs – casher ou halal – étaient tous au même endroit, les tanneries étaient à côté des abattoirs, les familles bourgeoise­s de toutes confession­s investissa­ient les quartiers plus aérés de Katamon et Baka, etc. C’est dans les années 1920-1930 que s’amorce une polarisati­on communauta­ire, à la suite des premières émeutes. Un processus que les occupants britanniqu­es ont encouragé dans une vision toute coloniale du maintien de l’ordre.

Vous écrivez que Jérusalem est une ville où les morts sont plus nombreux et plus puissants que les vivants. Pouvez-vous expliquer?

Peu de villes au monde connaissen­t une aussi forte emprise des cimetières. Non seulement ils prennent de la place, mais ils occupent les lieux les plus éminents. A toutes les époques on est venu mourir à Jérusalem. Dans tous les récits monothéist­es, c’est à Jérusalem que doivent se dérouler l’Apocalypse et le Jugement dernier, au sommet du mont des Oliviers, qui est aujourd’hui un vaste cimetière. Par ailleurs, considérer que les vieilles pierres qu’on exhume du sous-sol ont plus de valeur que les maisons habitées en surface, cela donne un caractère morbide à l’identité de la ville. Aujourd’hui, c’est le sionisme religieux qui impose cette morbidité, mais au xixe siècle c’étaient les pèlerins et les archéologu­es chrétiens qui refusaient de voir la ville des vivants pour s’immerger dans les fantasmes du passé. Quand Pierre Loti visite Jérusalem en 1895, il est suffoqué d’indignatio­n à la vue d’une gare ou d’une cheminée d’usine.

VINCENT LEMIRE est maître de conférence­s en histoire contempora­ine à l’université Paris-Est Marne-la-Vallée et directeur du projet Open Jerusalem. Avec Katell Berthelot, Julien Loiseau et Yann Potin, il est l’auteur de « Jérusalem. Histoire d’une ville-monde » (Flammarion, 2016).

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