Cinéma Juan Antonio Bayona, le nouveau Spielberg
Avec “Quelques minutes après minuit”, fable sur l’enfance face à la mort, le RÉALISATEUR ESPAGNOL s’impose en petit prodige du cinéma FANTASTIQUE, tendance mélo. Rencontre
Son nom ne vous dit probablement rien. Pourtant, Juan Antonio Bayona a signé deux des plus gros succès de l’histoire du cinéma espagnol, bluffé Guillermo del Toro, tapé dans l’oeil de Martin Scorsese, Brad Pitt et Steven Spielberg qui l’ont, chacun, dragué pour travailler aux EtatsUnis. Tout cela en seulement deux longs-métrages, « l’Orphelinat » et « The Impossible ». Un film de fantômes et un film catastrophe, mais, au fond, un même sujet qui obsède ce quadra discret à la bouille juvénile : l’enfance face à la mort. Un thème on ne peut moins vendeur que Bayona, en le traitant par le biais du genre, n’esquive ni n’édulcore. Au contraire, il appuie là où ça fait mal. Dans ce domaine, il n’est jamais allé aussi loin qu’avec « Quelques minutes après minuit », son nouveau film. Une fable pour enfants trop douloureuse pour les adultes, qui le consacre en digne héritier de son maître, Spielberg, l’année même où celui-ci s’est planté sur un sujet similaire avec « le Bon Gros Géant ».
Le scénario, adapté de son propre roman par l’auteur britannique Patrick Ness, n’y va pas mollo sur le mélo. C’est l’histoire de Conor, 12ans (Lewis MacDougall), un gamin solitaire, harcelé par trois camarades de classe, qui vit seul avec sa mère (Felicity Jones), atteinte d’un cancer en phase terminale. Contraint d’emménager chez son austère grand-mère (Sigourney Weaver), Conor se réfugie dans le dessin et dans ses cauchemars, qu’il ne distingue plus de la réalité: chaque nuit, un arbre géant, qui parle avec la voix de Liam Neeson, vient lui conter une légende dont la morale ambiguë a valeur d’initiation. Il n’y a aucun second degré dans la manière, virtuose, avec laquelle Bayona met en scène cette fable si programmatique et chargée de pathos que sa réussite tient du tour de force. Les récits se superposent, l’imaginaire se confond avec la réalité, les scènes en prises de vues réelles (la vie de Conor) et à effets spéciaux (les cauchemars de Conor) alternent avec des séquences animées à l’aquarelle (les légendes). Comme si Bayona embrassait toutes les époques et techniques du cinéma fantastique – l’animation en ombres chinoises des origines, les créatures
mécaniques de Ray Harryhausen, les prouesses numériques actuelles – dans un même élan cathartique. « Le livre de Patrick Ness, dit-il, passe par tous les sentiments auxquels on est confronté à l’âgede Conor: la solitude, l’incompréhension, la colère, la culpabilité. Dans mon film, le fantastique sert de porte d’accès à la complexité de ces sentiments. Il les rend plus accessibles et peut aider les jeunes spectateurs à les assimiler. » Pendant que leurs parents pleurent à chaudes larmes. Car, à moins d’être critique de cinéma, impossible de résister au pouvoir lacrymal de ce film bouleversant.
LA SUITE DE “JURASSIC WORLD”
Comme Spielberg a ses débuts, Bayona ne fait pas encore l’unanimité auprès de la critique. Si son sens du spectacle et sa maîtrise de la réalisation sont volontiers reconnus, nombreux sont ceux à l’avoir houspillé, à plus ou moins juste titre, pour la roublardise de « l’Orphelinat » ou pour le côté tire-larmes de « The Impossible », son film avec Naomi Watts et Ewan McGregor sur le tsunami de 2004 en Thaïlande. L’intelligentsia se méfie des émotions fortes. C’est la matière première de Bayona. Nul doute que « Quelques minutes après minuit » comme « The Impossible », saisissant survival dont les quelques errements lelouchiens ont occulté aux yeux de beaucoup l’étonnante véracité, se verra reprocher sa dimension mélo. Or combien sont-ils à savoir donner vie à la rage et aux peurs enfantines sans manichéisme, avec autant de justesse et une telle croyance dans les pouvoirs du cinéma? « Peu de cinéastes prennent vraiment au sérieux le monde des enfants et en parlent avec honnêteté, déplore Bayona. Sauf Spielberg. »
Spielberg, le modèle de Bayona, et aujourd’hui, son mentor. Depuis le jour où, à l’âge de 6 ans, Bayona a découvert « E.T. » Conor (Lewis MacDougall), 12 ans, et l’arbre géant – auquel Liam Neeson prête sa voix – dans « Quelques minutes après minuit ». dans une salle comble de Barcelone, son destin était scellé. Le gamin solitaire, mordu de dessin et de cinoche (comme Conor), se devait de devenir l’artiste que n’a pas été son père, qui rêvait d’être Picasso et, par crainte de la précarité, se fit peintre en bâtiment. « Aujourd’hui qu’il est à la retraite, il passe son temps à peindre des toiles, s’émeut Bayona. La génération de mes parents, la première à avoir travaillé sous la démocratie post-Franco, n’a pas réussi à accomplir ses rêves. C’est la raison pour laquelle la fin de “Quelques minutes après minuit’’ est différente de celle du livre. J’ai suggéré à Patrick Ness l’idée de l’héritage artistique entre la mère et le fils. » En ce moment, c’est un tout autre héritage que s’apprête à gérer Bayona. Il prépare le tournage de « Jurassic World2 » qui doit démarrer en mars. Une suite qu’il promet plus proche du « Jurassic Park » originel de tonton Steven et de sa noirceur. Il est donc là, l’avenir du petit prodige du cinéma de genre espagnol : devenir un énième yes man du blockbuster à la solde des studios américains? Hollywood le sollicite depuis «l’Orphelinat» mais Bayona n’avait pas voulu y aller jusqu’ici. Il avait même planté la suite de «World War Z » en cours de préproduction. Mais il ne pouvait pas dire non à Spielberg. « Comme Guillermo del Toro [producteur de “l’Orphelinat’’], une fois qu’il vous a choisi, Spielberg vous laisse carte blanche, assuret-il. Il ne réapparaît que pour vous soutenir lorsque vous avez un souci ou besoin d’aide. » Et si les choses tournent au vinaigre, Bayona pourra toujours envoyer son frère jumeau à sa place. Le bougre nous confesse l’avoir déjà fait à deux reprises sur des journées de promo. Juan Antonio ou Carlos Garcia, qui faut-il remercier pour cette interview?