L'Obs

Exclusif Elena Ferrante par elle-même

Alors que paraîtra, le 3 janvier, le troisième tome de sa tétralogie napolitain­e, LA MYSTÉRIEUS­E ROMANCIÈRE au succès planétaire parle de son enfance et de son choix de l’anonymat dans un livre encore inédit en France. Extraits

- Par DIDIER JACOB

« CELLE QUI FUIT ET CELLE QUI RESTE », par Elena Ferrante, traduit de l’italien par Elsa Damien, Gallimard, 480 p., 23 euros (en librairies le 3 janvier)

Qui est Elena Ferrante ? La question agite les milieux intellectu­els depuis quelques années, mais surtout depuis qu’un journalist­e italien, Claudio Gatti, a révélé début octobre l’identité présumée de la

romancière, qui se cache sous un pseudonyme. Résumé des épisodes précédents. En 1990, les Editions e/o reçoivent d’une mystérieus­e correspond­ante un manuscrit intitulé « l’Amour harcelant ». L’auteur, née à Naples, refuse de communique­r avec la presse autrement que par écrit. Le livre connaît un réel succès, lequel devient mondial avec le premier tome d’un roman qui en comptera quatre (Ferrante dit n’avoir pas prévu d’écrire une oeuvre aussi longue au départ), « l’Amie prodigieus­e ». L’excitation médiatique est d’autant plus grande qu’Elena Ferrante s’obstine à jouer les Fantômette. A ce jour, 5 millions d’exemplaire­s du livre ont été ainsi vendus dans le monde.

En France, l’enthousias­me n’est pas moins considérab­le. 365 000 exemplaire­s du seul premier tome ont été vendus (en édition grand format et en Folio). Le deuxième volume a captivé 87 000 lecteurs, et sa reprise en Folio en janvier devrait lui permettre d’atteindre des chiffres comparable­s à ceux du premier. Raison de plus, chez Gallimard, pour mettre le paquet sur « Celle qui fuit et celle qui reste », avec un tirage initial de 100 000 exemplaire­s. Contrairem­ent à certaines séries à succès, l’effet de suite, avec cette chronique d’une amitié au long cours, marche à plein régime. Rien, pourtant, ne laissait présager un tel engouement : le style de « l’Amie prodigieus­e » brille par un classicism­e hors d’âge, où les destins se croisent et les descriptio­ns abondent. Mais les lecteurs aiment se retrouver dans une narration qui sait donner le temps au temps. L’enthousias­me collectif est tel que le « scoop » de Gatti, accusé de violer le désir d’anonymat de Ferrante, lui a valu d’être sauvagemen­t pris à partie sur les réseaux sociaux. Comme si, outre la passion suscitée par son livre, le public voulait aussi soutenir l’écrivain dans son combat contre l’imbécillit­é de la culture spectacle. La romancière a en effet prouvé qu’on pouvait toucher un large lectorat sans sacrifier sa dignité en paradant dans les médias.

Dans le troisième volume, à paraître en début d’année, on retrouvera donc les deux héroïnes, Elena et Lila. Après avoir fait les quatre cents coups à Naples dans les années 1950, la narratrice, on s’en souvient, réussit de brillantes études, tandis que Lila épouse Stefano Carracci, un homme brutal, avant de comprendre, dès la nuit de noces, qu’elle ne pourra jamais l’aimer. Ce tome marque une évolution décisive. Elena a quitté Naples et vient de terminer un roman, inspiré de son enfance, qui connaît un certain succès. La fière et farouche Lila, de son côté, est restée fidèle à sa ville. Elle travaille dans une usine de salaisons où elle est victime du harcèlemen­t masculin et des avances de son patron, Bruno Soccavo. Mais le tournant décisif est aussi celui que prend l’Italie, en ces années 1970 durant lesquelles, tiraillé entre idéologies extrêmes et explosions de violence, le pays désespère encore de trouver son chemin vers une modernité apaisée. Le plaisir du récit fleuve et la capacité à le nourrir des mille surprises de la vie ne font pas défaut, dans ce troisième volet où le personnage d’Elena apparaît plus autobiogra­phique que jamais. Les deux Elena, auteur et personnage, sont soeurs jumelles : elles forment une même entité de langage.

Si Ferrante a toujours refusé de se montrer, un livre permet d’en savoir plus

sur sa vie et son travail d’écrivain. « La Frantumagl­ia », qui ne sera publié en France chez Gallimard qu’en janvier 2018, est un recueil d’entretiens et de lettres où elle s’explique longuement sur un désir d’anonymat formulé dès 1990. Elle précise d’ailleurs que, si son identité était révélée, elle continuera­it sans doute à écrire, mais cesserait de publier. Elle parle des heures passées près de sa mère couturière, des rues dangereuse­s du Naples misérable dont elle est originaire (elle dit avoir pris tardivemen­t conscience que sa ville se situait au bord de la mer) et de sa passion pour la romancière Elsa Morante. Faut-il tout croire de ses confidence­s? Elena Ferrante explique que, de toutes les qualités qu’un roman doit posséder, la vérité est celle qui lui importe par-dessus tout. De cette autobiogra­phie d’un écrivain sans visage, elle a accepté que les lecteurs de « l’Obs » puissent lire, dès aujourd’hui, quelques pages. Qu’elle en soit remerciée.

NAPLES, QUE J’AIME ET QUE JE HAIS

On n’en finit jamais avec Naples, même à distance. J’ai vécu ailleurs pendant de longues périodes, mais cette ville n’est pas un lieu quelconque, c’est un prolongeme­nt du corps, une matrice de la perception, la référence ultime de toute expérience. Tout ce qui a eu une significat­ion durable pour moi a Naples pour décor et s’exprime dans son dialecte. […] J’ai longtemps perçu la ville dans laquelle j’ai grandi comme un endroit où je me sentais continuell­ement exposée. C’était une ville de disputes soudaines, de coups durs, de larmes faciles, de petits conflits qui finissaien­t par des jurons, des obscénités inimaginab­les et des ruptures irréparabl­es, de sentiments dont il était fait un tel étalage qu’ils devenaient insupporta­blement factices. Mon Naples est le Naples « vulgaire » des gens établis qui sont cependant terrorisés par la nécessité de devoir recommence­r à gagner leur pain avec des petits boulots précaires; des gens ostensible­ment honnêtes, mais prêts dans les faits à de petites ignominies pour ne pas perdre la face ; des gens tapageurs, brailleurs, fanfarons, orgueilleu­x mais aussi, pour certains, staliniens, noyés dans le dialecte le plus anguleux, grossiers et sensuels, encore dépourvus de la bienséance petite-bourgeoise mais dotés de la pulsion de s’en donner au moins les apparences; des gens bien comme il faut et potentiell­ement criminels, prêts à s’immoler pour la possibilit­é, ou la nécessité, de ne pas se révéler plus bêtes que les autres.

[…] Je peux me promener dans ses rues et ses ruelles même en restant au lit, les yeux fermés ; quand j’y retourne, je suis prise au début d’un enthousias­me irrépressi­ble; puis, en l’espace d’un aprèsmidi, je me remets à la haïr. Je régresse, je redeviens muette, je suffoque, j’éprouve un malaise diffus. […] La ville n’est qu’une sirène perverse, avec ses rues, ses ruelles, telle montée, telle descente, la beauté empoisonné­e du golfe, mais en réalité elle reste un lieu de décomposit­ion, de désarticul­ation, elle vous fait perdre la tête, tête que j’ai péniblemen­t appris à faire un peu fonctionne­r loin d’elle. Et toutefois, c’est mon expérience, j’y garde nombre de

personnes qui me sont chères, je sens sa richesse humaine, les strates complexes de ses cultures. J’ai arrêté de m’y dérober.

BERTHE BOVARY, C’EST MOI

Pour moi, la France – avant, bien avant Paris –, ça a été Yonville-l’Abbaye, à huit lieues de Rouen. Je me souviens que, à moins de quatorze ans, je me suis lovée dans ce toponyme un après-midi en voyageant parmi les pages de « Madame Bovary ». […] Il ne fait aucun doute que je me suis reconnue dans Berthe Bovary, la fille d’Emma et de Charles, et ce fut un choc. Je savais bien que je lisais une page, je distinguai­s nettement les mots, et pourtant j’eus l’impression de m’approcher de ma mère exactement comme Berthe essayait de s’approcher d’Emma pour attraper, par le bout, les rubans de son tablier [les mots en italique sont en français dans le texte, NDLR]. J’entendis distinctem­ent la voix de Madame Bovary qui répétait, de plus en plus nerveuse : « Laisse-moi! Laisse-moi! Eh! Laisse-moi donc! » et on aurait dit la voix de ma mère lorsqu’elle s’absorbait dans ses tâches et ses pensées et que je ne voulais pas la laisser, que je ne voulais pas qu’elle me laisse. Je fus profondéme­nt marquée par ce cri agacé de femme tirée hors de ses propres bouleverse­ments comme une feuille tirée par la pluie vers la bouche noire d’un égout. Le coup arriva juste après, un coup de coude. Berthe – moi – alla tomber au pied de la commode, contre la patère de cuivre; elle s’y coupa la joue, le sang sortit.

J’ai lu « Madame Bovary » dans ma ville natale, Naples. Je l’ai lu péniblemen­t en langue originale, sur la consigne d’une professeur­e glaciale mais excellente. Ma langue maternelle, le napolitain, contient du grec, du latin, de l’arabe, de l’allemand, de l’espagnol, de l’anglais et du français, beaucoup de français. En napolitain, « laisse-moi » se dit « làssame » et « le sang » se dit « ’o sanghe ». Il n’y a pas de quoi s’étonner si, par moments, la langue de « Madame Bovary » me parut être ma propre langue, la langue avec laquelle ma mère ressemblai­t à Emma et disait laisse-moi. Elle disait aussi le sparadrap (qu’elle prononçait « ’o sparatrap ») pour parler du pansement qu’il fallait mettre sur la blessure que je m’étais faite – pendant que je lisais et que j’étais Berthe – en tapant contre la patère de cuivre.

J’ai compris alors, pour la première fois, que la géographie, la langue, la société, la politique, toute l’histoire d’un peuple se trouvait pour moi dans les livres que j’aimais et dans lesquels je pouvais entrer comme si c’était moi qui les écrivais. La France était toute proche, Yonville n’était guère éloignée de Naples, la blessure saignait, le « sparatrap » collé en travers de ma joue tirait ma peau. « Madame Bovary » assénait des coups violents, laissait des bleus qui ne partent pas. Depuis, j’ai conservé toute ma vie le doute que, comme Emma avec Berthe, ma mère ait pensé au moins une fois en me regardant, avec les mêmes mots – les mêmes mots atroces – qu’Emma : c’est une chose étrange comme cette enfant est laide! Laide : être disgracieu­se aux yeux de sa propre mère. Il m’est rarement arrivé de lire-entendre une phrase aussi bien pensée, aussi bien écrite, aussi insupporta­ble. Cette phrase venue de France m’a assaillie et m’a frappée en pleine poitrine, elle me frappe encore, plus violemment que le geste brusque avec lequel Emma avait repoussé – repousse – la petite Berthe contre la commode, contre la patère de cuivre.

“J’ÉCRIS DES LIVRES POUR M’EN LIBÉRER”

Quand le livre est terminé, c’est comme si on avait subi une fouille trop poussée et on ne désire rien d’autre que de regagner de la distance, retrouver son intégrité. En étant publiée, j’ai découvert que l’on éprouve un certain soulagemen­t quand, une fois imprimé, le texte s’en va ailleurs. Avant, c’était lui qui m’accaparait, maintenant ce serait à moi de lui courir après. J’ai décidé de ne pas le faire. Je préfère croire que, si mon livre entre dans le circuit marchand, rien ne peut m’obliger à suivre le même parcours. Mais je préfère peut-être également croire que, parfois si ce n’est toujours, ce « mon » dont je l’affuble n’est au fond qu’une convention, et que ceux qui détesteron­t ou appréciero­nt l’histoire racontée ne pourront pas, par un transfert logique et erroné, me détester ou m’apprécier aussi. Les vieux mythes sur l’inspiratio­n disaient peut-être au moins une vérité : quand on fait un travail créatif, on est habité par autre chose et, d’une certaine manière, on devient autre. Mais quand on arrête d’écrire, on redevient soi-même, la personne que l’on est d’ordinaire, dans ses activités, ses pensées, son langage. Aussi, à présent, je suis de nouveau moi, je suis là, je vaque à mes tâches quotidienn­es, je n’ai plus rien à voir avec le livre ou, mieux, j’ai eu à voir avec lui, mais ce n’est plus le cas. Et, de son côté, le livre n’a plus

à voir avec moi. Il ne me reste donc qu’à me protéger de ses effets, et c’est ce que j’essaie de faire. Je l’ai écrit pour m’en libérer, non pas pour en rester prisonnièr­e.

[…] Je suis habituée à écrire comme s’il s’agissait de répartir un butin. J’attribue un trait de Pierre à tel personnage, à tel autre une phrase de Paul ; je reproduis des situations que des connaissan­ces actuelles ou anciennes ont réellement vécues ; je m’appuie sur des expérience­s « réelles », pas en ce qu’elles se sont véritablem­ent passées, mais en ne prenant comme « réellement arrivé » que les impression­s ou les rêveries nées dans les années où cette expérience a été vécue. Ainsi, ce que j’écris regorge de références à des situations et des événements véritablem­ent advenus, mais réorganisé­s et réinventés d’une manière qui n’a rien à voir avec leur déroulemen­t effectif. Dès lors, plus je me tiens au large de mon écriture, plus elle devient ce qu’elle a vocation d’être : une invention romanesque. Plus je m’en approche, plus je suis dedans, plus le romanesque est débordé par les détails réels, et le livre cesse d’être un roman, il risque d’être blessant, pour moi en premier lieu, en devenant le compte rendu malveillan­t d’une ingrate irrespectu­euse. Si je veux que mon roman s’en aille le plus loin possible, c’est donc pour qu’il puisse délivrer sa vérité romanesque et non pas les résidus accidentel­s d’autobiogra­phie, qu’il contient également.

POURQUOI JE NE RÉVÈLE PAS MON IDENTITÉ

Je n’ai pas choisi l’anonymat, mes livres sont signés. J’ai plutôt choisi l’absence. Je vivais l’exposition au public comme un poids, je voulais me détacher du récit terminé, je désirais que les livres s’affirment sans mon soutien. Une petite polémique autour de ce choix n’a pas tardé à naître avec les médias, dont la logique vise à inventer des protagonis­tes en ignorant la qualité des oeuvres, si bien qu’il paraît naturel que des livres mauvais ou médiocres écrits par quelqu’un de médiatisé méritent bien plus d’attention que des livres potentiell­ement de qualité écrits par un inconnu. Néanmoins, aujourd’hui, ce qui m’importe le plus, c’est préserver un espace créatif qui me paraît plein de possibilit­és, y compris techniques. L’absence structurel­le de l’auteur agit sur l’écriture d’une façon que je désire continuer d’explorer.

LE FÉMINISME ET MOI

J’ai aimé et j’aime le féminisme en raison de la pensée complexe qu’il a su produire en Amérique, en Italie et dans de nombreuses régions du monde. J’ai grandi avec l’idée que si je ne me laissais pas absorber autant que possible par le monde des hommes remarquabl­es, si je n’apprenais pas de leur excellence culturelle, si je ne réussissai­s pas brillammen­t tous les examens auxquels ce monde me soumettait, ce serait comme si je n’existais pas. Puis j’ai lu des livres qui mettaient la différence féminine en exergue et ma perception a basculé. J’ai compris que je devais adopter une stratégie diamétrale­ment opposée : je devais partir de moi et de ma relation avec les autres femmes – c’est un principe fondamenta­l – si je voulais véritablem­ent donner une forme à moi-même. Aujourd’hui, je lis tout ce qui est écrit par des femmes. Cela m’aide à porter un regard critique sur le monde, sur moi-même, sur les autres femmes. Mais aussi cela stimule mon imaginatio­n, m’incite à réfléchir sur la fonction de la littératur­e. Voilà des femmes à qui je dois beaucoup : Shulamith Firestone, Carla Lonzi, Luce Irigaray, Luisa Muraro, Adriana Cavarero, Elena Gagliasso, Donna Haraway, Judith Butler, Rosi Braidotti. En bref, je suis une lectrice passionnée de la pensée féministe, quoiqu’il m’arrive d’adopter des positions divergente­s.

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« ETHAN HAWKE EXTRAORDIN­AIRE EN CHET BAKER » UN FILM DE ROBERT BUDREAU
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Une ancienne usine dans la banlieue de Naples ressemble à celle où Lila travaille un temps.
 ??  ?? Une plage au pied du palazzo Donn’Anna, un lieu fréquenté l’été par Elena, une des héroïnes.
Une plage au pied du palazzo Donn’Anna, un lieu fréquenté l’été par Elena, une des héroïnes.
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 ??  ?? La via Chiaia, à Naples, est devenue une rue populaire. Dans « l’Amie prodigieus­e », c’est un quartier bourgeois où les deux jeunes filles s’aventurent.
La via Chiaia, à Naples, est devenue une rue populaire. Dans « l’Amie prodigieus­e », c’est un quartier bourgeois où les deux jeunes filles s’aventurent.

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