L'Obs

Irak Les derniers chrétiens de Ninive

Daech avait juré de les faire disparaîtr­e. Depuis que leur capitale, Qaraqosh, a été libérée, ils reprennent espoir. Pour autant, ils n’en ont peut-être pas fini avec les persécutio­ns et l’exode

- SARA DANIEL

Le 6 août 2014, lorsque les hommes en noir de Daech ont fondu sur Qaraqosh, la plus grande ville chrétienne d’Irak, située à 15 kilomètres de Mossoul, tous ses habitants ont fui vers le Kurdistan voisin. Tous, sauf deux. Deux vieilles dames chrétienne­s, trop esseulées, trop âgées, pour risquer l’exil. Pendant plus de deux ans, Zarifa, 78 ans, et Badria, 85 ans, sourde et impotente, ont vécu sans eau ni électricit­é dans ce qui était devenu le centre de commandeme­nt de Daech pour la plaine de Ninive. Une ville fantôme vidée de ses habitants et repeuplée par les combattant­s de l’Etat islamique.

Aujourd’hui, c’est Zarifa qui raconte, volubile et précise, les mille et une absurdités de leur vie quotidienn­e sous la dictature fondamenta­liste. Selon la vieille dame, les djihadiste­s qui se sont succédé à leur porte avaient deux obsessions : les convertir et les dépouiller. « Ils nous ont appris des prières, puis venaient voir si on les récitait correcteme­nt. Mais nous, bien sûr, on ne se souvenait plus de rien », s’esclaffe la vieille dame. Tous les dix jours, la relève changeait et il fallait recommence­r à convaincre de nouveaux soldats aux visages mangés par d’immenses barbes noires qu’elles avaient renoncé au christiani­sme et à ses oeuvres. Lorsque les djihadiste­s doutaient de la sincérité de la conversion des deux femmes, ils les traînaient, parfois en pleine nuit, jusqu’à Mossoul devant le juge islamique. « Il nous faisait la morale, nous accusait d’être maléfiques. Une fois, il nous a même jetées dans une prison bondée de femmes. Nous avons été relâchées quelques jours plus tard,

abandonnée­s à un rond-point, au milieu de nulle part. » Il a fallu cracher sur le crucifix, piétiner puis brûler une image de la Vierge. Zarifa choisit le blasphème plutôt que la mort : « Pendant que je m’exécutais, dans mon for intérieur, je disais à la Vierge : “Pardonne-moi, Marie, mais tu sauras bien, toi, te venger d’eux !” »

Régulièrem­ent, les djihadiste­s venaient fouiller les moindres recoins de leur maison pour trouver de l’argent. De mois en mois, il leur a fallu se délester de leurs économies, donner leurs alliances et leurs croix en or. Pendant les fouilles, les vieilles femmes étaient jetées au sol, une arme sur la tempe. Un jour, un certain Abou Omar, émir de leur pâté de maisons, a réalisé que Zarifa avait réussi à dissimuler quelques livres irakiennes dans sa ceinture. « Il m’a giflée, jetée sur le

Le 10 décembre, un soldat de la milice chrétienne des NPU évalue les dommages à l’intérieur d’une église de Qaraqosh. Zarifa Backus, chrétienne, a vécu deux ans et cinq mois dans la ville sous contrôle de Daech. Elle est aujourd’hui réfugiée à Erbil.

lit, et m’a enlevé tous mes vêtements. » Un autre a menacé de l’épouser, un mariage temporaire d’une semaine, et de divorcer quand il en aurait fini avec elle, si Zarifa ne lui cédait pas tout son pécule. « Mais de l’argent, je n’en avais plus, ils m’avaient tout pris au fil des mois. Je lui ai dit, sans me tromper de référence pour une fois : “Au nom de Mohammed, tue-moi et qu’on en finisse !” » Il y avait les salauds, les sadiques et puis les « cléments » qui venaient leur rendre visite et leur apporter des restes de nourriture. Il y avait des étrangers, comme ces Saoudiens venus frapper à leur porte pour savoir si elles n’avaient pas de filles à marier, mais aussi des habitants des villages musulmans voisins ralliés à l’Etat islamique. Ceux-là étaient souvent les plus cruels. D’anciens bons à rien, des petits caïds gonflés de leur nouvelle importance de collabos de Daech, qui leur imposaient mille tourments.

UN DÉSERT DES TARTARES MÉSOPOTAMI­EN

Un jour, pourtant, les djihadiste­s, occupés à combattre, ont cessé de venir importuner ou ravitaille­r les vieilles dames. L’opération de reconquête de la plaine de Ninive avait commencé. « Nous sommes restés quinze jours sans nourriture autre qu’un peu de pain rassis. » Et puis un soir Zarifa a vu par la fenêtre des hommes en treillis militaire s’avancer dans la rue. Sur leur bras ils portaient un écusson : une étoile bleue à quatre branches avec au centre un disque d’or représenta­nt le dieu-soleil assyrien Shamash. Les soldats de la milice chrétienne des Unités de Protection de la Plaine de Ninive (NPU) étaient là : « J’ai crié à Badria : “Bonne nouvelle, ce soir on va dîner !” »

Aujourd’hui, ce sont les hommes des NPU qui veillent à la sécurité de Qaraqosh en ruine. Depuis leur bastion installé à la lisière de l’agglomérat­ion, dans une maison inachevée en béton nu, ils sont une petite poignée de jeunes gens originaire­s de la ville à surveiller jour et nuit la plaine trouée comme du gruyère par les tunnels de repli creusés par les djihadiste­s. La ligne de front avec Daech n’est qu’à 100 mètres. Pour repousser les éventuelle­s incursions des combattant­s de l’Etat islamique qui ont continué, même après la reprise de la ville, à faire exploser dans des attentats suicides leurs voitures dans les faubourgs de Qaraqosh, les miliciens ne disposent que d’une mitrailleu­se « Douchka » et de quelques mitraillet­tes. Dans ce désert des Tartares mésopotami­en, le vent a dispersé les os et les crânes des kamikazes, nettoyés de leurs chairs par les chiens. Une veste pleine de sang a été accrochée sur des barbelés comme un trophée. Et une longue barbe noire bouclée gît sur le sable, déguisemen­t encombrant sacrifié par un djihadiste en fuite.

Aux côtés de cette armée de commerçant­s et d’ouvriers, on trouve même un professeur de l’université catholique de Louvain, Benoît Kanabus, qui suit les NPU sur le terrain, les étudie et leur donne un coup de main. Heureux d’en être, « car c’est une cause juste ». Pendant la reconquête de la ville, le chercheur s’est retrouvé encerclé plusieurs heures par les djihadiste­s de Daech, revenus combattre après le retrait des blindés de la 9e division de l’armée irakienne. Dans cette région minée par les guerres sectaires, chaque groupuscul­e a son armée. Abandonnée de tous, la communauté chrétienne a fini par imposer, elle aussi, sa modeste milice confession­nelle, forte d’un millier d’hommes, pour participer à la reconquête de la ville puis défendre sa capitale. Dirigées par un ancien général de l’armée de Saddam Hussein, Benham Abbush, un vétéran de la guerre du Golfe, laconique et martial, les NPU ont été formées par d’anciens marines des

Les habitants revenus dans la ville brûlent leurs affaires saccagées par l’Etat islamique. Un milicien des NPU ramasse le crâne d’un kamikaze de Daech, qui s’est fait exploser dans les faubourgs de Qaraqosh. Les soldats des NPU à l’entrée d’un tunnel de plus de 20 kilomètres qui va jusqu’à Mossoul. Dans le cloître de la cathédrale de l’ImmaculéeC­onception, les djihadiste­s s’entraînaie­nt au tir.

forces spéciales américaine­s. Elles sont en passe d’être intégrées, comme les milices chiites, à l’armée irakienne ou à la police. Mais le gouverneme­nt régional du Kurdistan irakien voit d’un mauvais oeil la naissance de cette force paramilita­ire qui aspire pour les chrétiens à une région autonome, partie d’un Irak fédéralisé et non d’un Kurdistan indépendan­t.

STATUES DÉCAPITÉES, IMAGES LACÉRÉES

D’ailleurs, à l’été 2014, les peshmergas qui gardaient la ville ont décampé aux premiers coups de feu tirés par l’EI. Ils n’allaient pas mourir pour Qaraqosh, une ville de la plaine de Ninive, bien au-delà de leur rêve de patrie, de leur Kurdistan utile. La solidarité entre minorités a ses limites et ses frontières. Pour les Kurdes d’Irak, elle s’est arrêtée au pont de Khazer, que les djihadiste­s ont fait sauter comme l’armée de Saddam Hussein l’avait fait en 2003. Les « pesh » ont donc abandonné Qaraqosh à la rage éradicatri­ce des djihadiste­s. Réactivant une fatwa de la branche locale d’Al-Qaida du 3 novembre 2010, qui stipulait que « les centres, organisati­ons, institutio­ns, dirigeants et fidèles chrétiens sont des cibles légitimes pour les moudjahidi­ne », les soldats de l’EI ont pillé, occupé, saccagé et, avant leur fuite, brûlé une maison sur quatre, sans qu’on comprenne leur sinistre logique.

Aujourd’hui, plus d’un mois après sa libération, la ville achève de se consumer. La cathédrale noircie de l’Immaculée-Conception porte les stigmates de la jubilation destructri­ce des soldats de Daech. Statuettes décapitées, images pieuses lacérées, sculptures réduites en miettes. Sur un des pilastres, à côté du drapeau noir de Daech, les profanateu­rs ont signé leur forfait : une liste de quatre noms de combattant­s turkmènes s’étale en un graffiti vengeur. Dans le cloître de l’église, les douilles tapissent le sol, et des mannequins en tissu criblés de balles se dressent dans ce décor aussi surréalist­e qu’une peinture de Giorgio De Chirico. C’est encore dans une église, celle de saint Georges, que les soldats de Daech préparaien­t le blindage des voitures kamikazes et le mélange d’explosifs artisanaux.

Quelques habitants téméraires retrouvent prudemment le chemin de leurs maisons, obstrué par les gravats qui jonchent les ruelles bordées d’échoppes aux vitres brisées. Les plus cossues sont intactes. Parfois percées de tunnels, elles renferment les vestiges de la vie quotidienn­e des djihadiste­s. Dans l’une d’entre elle, folie de béton « époque Saddam Hussein », un membre de l’EI a abandonné les manuels scolaires de ses enfants. L’un d’eux traduit en anglais à des fins pédagogiqu­es la carte d’identité donnée par l’Etat islamique à un Français, un certain Yusuf Mark, âgé de 25 ans, marié et sans enfant, dépeint comme « actif, amical et serviable ». Sur le sol, les miliciens des NPU ont aussi trouvé des dessins enfantins dans lesquels les tanks et les fusils-mitrailleu­rs se mêlent aux coupoles des mosquées, et un des journaux de l’organisati­on se félicitant de l’attentat de Nice.

Ana (1) n’a pas eu encore la chance de revenir dans sa ville de Qaraqosh. Enlevée à un checkpoint au sud de la ville par des soldats de Daech en août 2014, elle a été revendue d’un djihadiste à l’autre pour satisfaire leurs besoins sexuels d’une violence inouïe et financer leurs voyages. Pas de mariage temporaire, elle n’a reçu aucun papier. Elle était la « propriété » des fous de Dieu. La géographie de son chemin de croix long de deux ans dessine les frontières fluctuante­s de l’« Etat islamique », et c’est en Syrie, à Raqqa, que sa famille a enfin pu la racheter à ses ravisseurs. Aujourd’hui, la jeune femme subit de nombreuses opérations médicales et essaie

de se reconstrui­re comme elle peut. Pascale Isho Warda, une chaldéenne qui fut ministre de l’Immigratio­n dans le gouverneme­nt intérimair­e irakien de 2004, l’a prise sous son aile. Cette femme politique débordante d’énergie, qui dirige l’ONG chrétienne Hammurabi, va déposer une plainte, au nom d’Ana, à la Cour pénale internatio­nale. Car elle n’espère pas grand-chose du gouverneme­nt régional kurde. « O ciellement il n’y a pas de chrétienne­s échappées des gri es de Daech, seulement des Yézidies et des musulmanes, alors je ne suis pas sûre d’obtenir une compensati­on pour elle. »

L’ex-ministre s’inquiète aussi de l’islamisati­on forcée des chrétiens d’Irak. Et si Ana, convertie par ses ravisseurs, n’était pas autorisée à redevenir chrétienne? « Chaque semaine, je reçois le coup de fil de quelqu’un qu’on a converti administra­tivement et qui se débat pour “récupérer” sa confession. C’est souvent plus l’e et de la corruption que de l’idéologie. » Car, sans tribu influente pour aller plaider sa cause, on est plus vulnérable en Irak aux tentatives d’extorsion de l’administra­tion…

DES PERSÉCUTIO­NS SÉCULAIRES

Dans les camps du Kurdistan irakien, ou à Ankawa, le quartier chrétien d’Erbil, les familles chrétienne­s réfugiées depuis la prise de Mossoul ont toutes un enlèvement ou un assassinat à déplorer, une humiliatio­n à cacher. Et leur persécutio­n ne date pas seulement de la victoire de Daech dans la région. Fares, qui comme tous les chrétiens a été chassé de Mossoul par l’Etat islamique le 18 juillet 2014, a vu son frère se faire tuer sous ses yeux en 2007 par un commando qui lui avait demandé sa carte d’identité. « Cela faisait plus de neuf ans que les cloches ne sonnaient plus à Mossoul. Nous vivions dans la peur des assassinat­s ciblés. Daech est peut-être éphémère mais son idéologie est dans la tête des Irakiens », déplore-t-il.

Génocide des Arméniens et des Assyriens pendant la Première Guerre mondiale, massacre de Simele au cours duquel près de 3 000 chrétiens furent assassinés en 1933 par les Kurdes, les Arabes et les Yézidis dans les villages autour de la ville de Dohuk au Kurdistan… Le calvaire des chrétiens dans la région est séculaire. Toujours, ils font les frais des tueries, même quand ils n’en sont pas les cibles principale­s. Ce fut le cas lorsque Saddam Hussein déclencha le massacre d’Al-Anfal contre les Kurdes en 1988.

Les Palestinie­ns ont eu leur Naqba, leur « catastroph­e » de l’exil en 1948. Yaqoob Yago, député chrétien au Parlement kurde, fait débuter celle des chrétiens d’Irak à l’occupation du pays par les Américains en 2003. Pour les chiites comme pour les sunnites, les chrétiens deviennent alors une « cinquième colonne » à la solde de l’envahisseu­r. Beaucoup émigrent vers le nord, autour du Tigre, dans la plaine que domine l’antique Ninive, se plaçant sous la protection très incertaine des Kurdes. Germe alors dans la tête de George W. Bush l’idée de rassembler les chrétiens dans un territoire autonome qu’appelle aussi de ses voeux le député Yago, sans voir que cette nouvelle Jérusalem, dans une région où le pire est souvent certain, serait un bantoustan plus aisé à détruire qu’à défendre.

« Si nous ne l’obtenons pas, tous les chrétiens vont partir et arriver chez vous en Europe ou en Amérique », poursuit le député, qui s’accroche à cette utopie comme à la dernière bouée jetée à la communauté de ceux qui sont devenus, comme l’avait déploré Jean-François Colosimo dans le très beau livre qu’il a consacré aux chrétiens d’Orient, « des hommes en trop » (2).

Dessin d’un enfant de combattant de Daech retrouvé dans une maison.

(1) Son prénom a été changé. (2) « Les Hommes en trop. La malédictio­n des chrétiens d’Orient », Fayard, 2014.

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