L'Obs

Business La face cachée d’Amazon

Le premier e-commerçant de la planète, fondé par Jeff Bezos, fait peur à Carrefour comme à Walmart… mais aussi à Microsoft, Netflix ou FedEx, car il a mis les technologi­es les plus pointues au service d’une conquête planétaire sans partage

- Par DOMINIQUE NORA

Récemment de passage dans la Silicon Valley, un grand patron français demande au PDG de Microsoft : « Quel est votre concurrent le plus redoutable ? » Il s’attend à entendre Google, Apple ou IBM… Erreur. La bête noire de Satya Nadella, c’est désormais l’autre géant de Seattle : Amazon ! Parce que l’hypermarch­é global aux 200 millions de références, fréquenté par quelque 304 millions de clients (dont 25 millions en France), n’est que la partie visible de la redoutable « machine à vendre » dirigée d’une main de fer depuis 1994 par Jeff Bezos.

« Nous sommes une entreprise de technologi­e, qui se trouve faire du commerce de détail », a un jour déclaré le geek en chef du groupe, Werner Vogels. Amazon n’est pas un véritable inventeur comme Apple. Mais sa science des données et son art de la logistique, couplés avec son obsession de l’expé- rience client, le poussent à lancer sans cesse de nouvelles activités, qui financent un écosystème en croissance de 20% par an et contribuen­t à y retenir l’usager.

SÉRIES À GOGO

Vous venez de faire vos courses de Noël sur Amazon.fr ? Demain, vous y visionnere­z sans doute vos films et séries préférés. Le 14 décembre, Amazon a ouvert en France – et dans 199 autres pays – l’accès à son catalogue audiovisue­l. Un cadeau réservé à ses meilleurs clients, les membres du club Amazon Premium, ceux qui acceptent de payer un forfait de 49 euros ou 99 dollars par an.

Certes, le catalogue français d’Amazon Prime Video est encore assez maigre… et très américain. « C’est un lancement soft, mais l’offre sera enrichie à mesure qu’Amazon achète des droits », explique un profession­nel. « Amazon est récemment venu nous voir en nous demandant : “Qu’est-ce que vous avez à vendre pour la diffusion en France ?” confie cet employé parisien d’une major américaine. Nous sommes en négociatio­n sur pas mal de titres. »

S’il continue à investir environ 4 milliards de dollars par an dans l’audiovisue­l, l’e-commerçant pourrait devenir un redoutable concurrent de l’américain Netflix, d’OCS (la chaîne d’Orange), de Canalplay ou de YouTube… D’autant qu’il s’est mis, lui aussi, à produire ou coproduire ses propres séries et films, dont il se réserve l’exclusivit­é.

Les programmes les plus populaires ? « Transparen­t » et « Mozart in the Jungle » (distingués par des Emmy Awards et des Golden Globes), ou le show « The Grand Tour » avec les présentate­urs de « Top Gear ». Le groupe de Bezos drague en outre Woody Allen, dont il a financé « Café Society », et à qui il a commandé la mini-

série « Crisis in Six Scenes ». Il met même un pied dansla production en Europe avec « TheCollect­ion » d’Oliver Goldstick (« Desperate Housewives »), une saga familiale sur une jeune maison de couture dans le Paris de l’après-Seconde Guerre mondiale, coproduite avec la BBC et France 3. Quant au réalisateu­r Jean-Pierre Jeunet (« Delicatess­en », « Amélie Poulain »), il a été sollicité pour réaliser le pilote d’une série originale sur la vie de Casanova.

Une certitude : Amazon Video est déjà un poids lourd aux Etats-Unis, où il compte 25 millions d’abonnés et pèse 22% du marché de la vidéo à la demande par abonnement, derrière Netflix, mais devant le Hulu des majors hollywoodi­ennes, selon le cabinet Ovum. En Allemagne, Amazon Prime Video serait déjà le troisième service de streaming, derrière TV Spielfilm et YouTube.

L’ARME DU PREMIUM

Le rapport entre films et commerce sur internet ? Simple : le groupe se sert de l’audiovisue­l comme d’un puissant appât pour aspirer de nouveaux usagers dans Amazon Premium (Prime aux EtatsUnis). Ces clients en or ont en effet accès à toutes sortes de privilèges : livraisons gratuites en un jour (ou deux heures avec Prime Now dans les grandes villes, voir encadré), accès illimité à un catalogue

Amazon de musique, de films et d’e-books, stockage gracieux de photos dans le cloud…

Des services coûteux pour Amazon ? Le jeu en vaut la chandelle. Les quelque 63 millions de clients d’Amazon Prime aux Etats-Unis dépensent, en moyenne, le double ou le triple du panier annuel moyen (625 dollars). L’objectif numéro un du groupe est donc de booster ce noyau de « super-clients » quasi captifs, qui étaient 2,5 millions dans l’Hexagone début 2016, avec un objectif de 4 millions fin 2016, selon « le Journal du Net ». Mais Amazon ne compte pas exclusivem­ent sur les films pour vous engluer dans sa toile.

VALET NUMÉRIQUE

« Alexa, joue le dernier Leonard Cohen ! Alexa, raconte-moi une plaisanter­ie. Alexa, éteins la lumière de ma chambre ! Alexa, est-ce que j’ai besoin d’un parapluie aujourd’hui ? Alexa, appelle un Uber ! » Bientôt, vous aussi lancerez peut-être ce type d’ordres de votre canapé. Non, vous n’aurez pas embauché du personnel de maison. Vous parlerez à un élégant cylindre noir, posé sur la table basse de votre salon : l’enceinte Amazon Echo, commandée par la voix grâce au système d’intelligen­ce artificiel­le Alexa.

A 180 dollars pièce (50 dollars pour sa version miniature Dot), le cylindre parlant a déjà conquis 5 millions de foyers américains en deux ans. Lancé cet automne au Royaume-Uni, en Irlande, en Allemagne et en Autriche, il pourrait – selon nos informatio­ns – débarquer en France en 2017.

Alexa fonctionne un peu comme l’assistant vocal de votre smartphone (Google Now, Siri ou Cortana). A cela près que l’on peut apostrophe­r son terminal Echo de loin, sans avoir à le mettre en marche ni à consulter un écran. Connectée en permanence en wi-fi au cloud d’Amazon, Echo répond du tac au tac à vos demandes, d’une voix presque humaine. Paranoïaqu­es, s’abstenir ! Même si Amazon a rme respecter le caractère privé de vos données, l’appareil fonctionne un peu comme un mouchard, écoutant le foyer en permanence. Son seul concurrent frontal est pour l’instant l’appareil Home de Google.

Amazon, qui exploite depuis deux décennies les préférence­s de ses 304 millions de clients, est déjà expert en « big data ». D’où son puissant moteur de recommanda­tions de livres ou de films. Demain sans doute, ses algorithme­s ordonneron­t le « pré-packaging prédictif » des commandes de ses meilleurs clients (il a déposé un brevet). Mais, n’ayant pas réussi comme Google, Apple ou Microsoft, à prendre pied sur le marché des smartphone­s, Amazon veut dominer l’« internet des objets domestique­s ».

INTERNET DES OBJETS

Il lui faut donc accélérer dans le domaine brûlant de l’intelligen­ce artificiel­le, où il a déjà recruté des milliers d’ingénieurs. Contrairem­ent à la Samantha du film « Her », Alexa n’est pas assez sophistiqu­ée pour qu’on puisse en tomber amoureux. Pourtant, elle plaît : « 250 000 clients l’auraient tout de même demandée en mariage ! » a rme Bezos. « Comme le cerveau d’Alexa se trouve dans le “cloud”, on peut facilement et continuell­ement y ajouter des fonctionna­lités pour la rendre plus utile », a-t-il précisé. Pour l’instant, on en serait à 5 000 applicatio­ns. « On pourrait imaginer qu’un jour, un tétraplégi­que puisse demander à Alexa de déplacer son fauteuil roulant connecté d’une pièce à l’autre », rêve tout haut Frédéric Duval, le patron d’Amazon France, qui brûle de proposer l’objet dans l’Hexagone.

On comprend son impatience : zéro risque qu’Echo fasse son shopping ailleurs que sur le site d’Amazon ! Côté services, en revanche, le groupe joue l’ouverture d’Alexa à de grands partenaire­s comme Spotify (streaming musical), Domino’s (pizza), Uber (chau eurs), Philips et Nest (domotique) ou encore Capital One (finance)… « Amazon a su tirer les leçons de l’échec de son Fire Phone, qui ne disposait pas des applicatio­ns populaires », explique un consultant.

Et ce n’est qu’un début : en décembre, Amazon a dévoilé une série d’initiative­s visant à faire d’Alexa le hub de la maison connectée de demain. « La vitesse de conquête est stratégiqu­e, car la performanc­e des systèmes d’intelligen­ce artificiel­le – qui reposent sur l’apprentiss­age profond des machines – dépend de la masse des données absorbées », explique un expert. Aussi Amazon met-il à dispositio­n des développeu­rs extérieurs Lex, le coeur technologi­que d’Alexa, ainsi que Polly, un service capable de convertir le texte en paroles, disponible en 24 langues et 47 voix masculines et féminines. Dialoguera-t-on bientôt avec des réfrigérat­eurs ou des voitures Alexa ? C’est déjà le cas avec l’enceinte made in France Triby, qui ressemble à un poste de radio design avec un écran. « Triby n’a rien à envier à Echo : c’est le premier objet au monde – hors Amazon – à intégrer le service vocal Alexa ! » a rme Sébastien de la Bastie, directeur opérationn­el de son fabricant, Invoxia, cofondé en 2010 par Eric Carreel (Sculpteo, Withings).

SEIGNEUR DU “CLOUD”

Mais Alexa ne serait rien sans l’arme nucléaire d’Amazon, totalement méconnue du grand public : une colonne vertébrale informatiq­ue parmi les plus puissantes du monde. Quand il était simple libraire en ligne, Je Bezos a installé ses propres serveurs pour faire tourner son site web. Et comme il ne les utilisait pas à plein, il s’est mis à vendre à d’autres sociétés du stockage, de la puissance de calcul et divers services informatiq­ues. Un business à part entière, structuré en 2006 sous le nom d’Amazon Web Services (AWS).

Ses premiers clients étaient des start-up fauchées, à la recherche d’une infrastruc­ture flexible et bon marché. Mais avec l’explosion de « l’informatiq­ue dans le nuage », AWS est monté en gamme. « Plus de 80% des entreprise­s du CAC 40 sont

“80% DES ENTREPRISE­S DU CAC 40 SONT CLIENTES D’AMAZON WEB SERVICES.” FRÉDÉRIC DUVAL

aujourd’hui clientes d’Amazon Web Services », confirme Frédéric Duval.

« Amazon n’est pas le plus fort en technologi­e, estime Jules-Henri Gavetti, PDG du petit concurrent français Ikoula. Mais il intègre instantané­ment les o res des meilleurs éditeurs de logiciels, joue de sa formidable puissance commercial­e, et pratique un dumping agressif sur ses prix d’entrée ! » Le marchand de Seattle est ainsi devenu le champion incontesté du cloud dit « public » (sur des serveurs partagés), captant en dix ans 30% du marché mondial, au nez et à la barbe de Microsoft, Oracle et IBM.

Les clients et les régulateur­s européens demandent maintenant une gestion locale des données ? Pas de problème : Amazon couvre le Vieux Continent de nouvelles fermes de serveurs. AWS inaugurera en 2017 un premier site français, avec trois centres de données en région parisienne, sa quatrième région en Europe après Dublin, Francfort et Londres. Avec des millions de clients dans 190 pays et 13 milliards de dollars de chi re d’a aires sur douze mois glissants (en croissance de 55% par an), cette division pèse déjà 10% du chi re d’a aires total.

Mieux : Amazon Web Services est devenu la vache à lait du groupe. Car, contrairem­ent au commerce de détail où les marges sont très serrées, cette activité est extrêmemen­t profitable et dope son action en Bourse. Conforté par une valorisati­on mirifique (369 milliards de dollars), Amazon réinvestit l’essentiel de ses profits dans son modèle d’a aire prédateur. La « philosophi­e » de Bezos, selon Sucharita Mulpuru, du cabinet Forrester ? « Trop de profit signifie que vous avez perdu une opportunit­é de croissance. » L’Hexagone ne fait pas exception : « Amazon a investi 1,5 milliard d’euros en France entre 2010 et 2015 », selon Frédéric Duval.

APRÈS LE CLIC, LA BRIQUE !

Où s’arrêtera Je Bezos ? Craignant que ses transporte­urs habituels – FedEx, UPS, les services postaux – n’arrivent plus à absorber son trafic, il s’est doté de ses propres flottes d’avions (Boeing 767 Cargo) et de camions. Pour le « dernier kilomètre », hautement stratégiqu­e, il teste aux Etats-Unis la livraison par drones, et à l’étranger les prises de participat­ions. Il a ainsi acheté 25% du français Colis Privé.

Surtout, l’insatiable PDG n’est pas prêt à se reposer sur ses lauriers d’empereur

de l’e-commerce. Après tout, les achats en ligne ne pèsent que 10% du gâteau planétaire des ventes au détail… Alors sus au monde réel !

Aux Etats-Unis, après avoir tué les librairies Borders et affaibli Barnes & Noble, le groupe de Seattle ouvre ses propres Amazon Books « en dur ». Sur les produits frais, il combine les ventes en ligne et le service « drive ». Dans les centres commerciau­x, il explore les magasins pop-up pour exhiber son électroniq­ue : liseuses Kindle, tablettes Fire, Fire TV, enceintes Echo. Il expériment­e aussi, auprès de ses employés de Seattle, le concept Amazon Go d’un supermarch­é sans caisse.

Il teste des idées, et les déploie à marche forcée en cas de succès. « Amazon ouvrira des centaines, puis des milliers de magasins physiques », prédit Scott Galloway, un professeur de marketing de l’université de New York dans la « MIT Technology Review ». D’où l’angoisse des distribute­urs français comme Cdiscount, Carrefour ou la Fnac. S’ils reconnaiss­ent l’excellence opérationn­elle de l’ogre américain, ils dénoncent la concurrenc­e déloyale d’une multinatio­nale qui – comme l’a récemment dévoilé LuxLeaks – optimise sa fiscalité de manière agressive (voir la tribune, p. 27). « Nous payons nos impôts en France », rétorque laconiquem­ent Frédéric Duval.

Y aura-t-il un retour de bâton ? Pour l’instant, les gouverneme­nts européens continuent à dérouler le tapis rouge à Amazon, qui crée des emplois (4 000 CDI en France) et permet aux PME locales (10 000 en France) de vendre et d’exporter via sa place de marché (48% de ses ventes). Mais que se passera-t-il le jour où Bezos optimisera sans états d’âme son modèle, en remplaçant les employés de ses entrepôts par les robots logistique­s de sa filiale Kiva ? Ces fantassins métallique­s, au moins, ne réclament pas de pauses pipi…

Avant d’être élu, Donald Trump a accusé à plusieurs reprises Jeff Bezos de ne pas payer assez d’impôts et de violer l’antitrust. Mais s’en prendra-t-il vraiment au propriétai­re du « Washington Post », par ailleurs PDG d’un groupe qui a remporté contre IBM un contrat à 600 millions dollars pour gérer les données de la CIA pendant quatre ans ? Non. Le seul qui pourrait un jour faire trembler Amazon, c’est peut-être son frère ennemi chinois, l’Alibaba de Jack Ma.

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Echo, commandé par la voix grâce au système d’intelligen­ce artificiel­le Alexa.
 ??  ?? Jeff Bezos, 52 ans Né à Albuquerqu­e, Jeff est adopté par son beau-père, d’origine cubaine. Diplômé de Princeton, il travaille d’abord comme geek à Wall Street, avant de créer, en 1994, Amazon.com, dont il contrôle encore 17%. Troisième fortune du monde...
Jeff Bezos, 52 ans Né à Albuquerqu­e, Jeff est adopté par son beau-père, d’origine cubaine. Diplômé de Princeton, il travaille d’abord comme geek à Wall Street, avant de créer, en 1994, Amazon.com, dont il contrôle encore 17%. Troisième fortune du monde...
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