LE TEMPS DE LA CHASSE AUX “TRAÎTRES”
« M. Malvy, ex-ministre de l’Intérieur, est un traître. Il trahit la défense nationale depuis trois ans […].
[Il] a fait renseigner exactement l’Allemagne sur tous nos projets militaires et
diplomatiques. » Tels sont les mots de la lettre de dénonciation que Léon Daudet, directeur du quotidien d’extrême droite « l’Action française », adresse au président Poincaré le 30 septembre 1917. Tout est faux, mais l’heure est à la chasse aux sorcières : on veut la peau de Louis Malvy, ministre de l’Intérieur, jugé trop mou. Droit dans ses bottes, le radical veut que la lumière soit faite sur son cas et démissionne pour passer devant le Sénat, constitué en Haute Cour de Justice. Le 6 août 1918, l’instance le lave du crime de trahison, mais pas de celui de « forfaiture », et le bannit du pays pour cinq ans. Cinq ans d’exil à Saint-Sébastien, en Espagne, pour avoir manqué de fermeté… L’ancien président du Conseil Joseph Caillaux
(photo), tout aussi innocent, sera, lui, arrêté à son domicile, passera trois ans à la prison de la Santé dans une cellule éclairée jour et nuit et sera privé de ses droits civiques par la Haute Cour. Pour quel crime ? Pour avoir vaguement connu des gens impliqués dans les affaires Bolo Pacha et « Bonnet rouge » (sur des financements de journaux par des fonds allemands) et émis de maladroites critiques contre la politique française lors de voyages à l’étranger. La justice fouille ses amitiés, sa maison et ses coffres-forts à la recherche d’un hypothétique enrichissement, mais ne trouve qu’un dossier intitulé « Rubicon », dont « l’Action française » assure qu’il est explosif. « Rubicon » ne contient en fait que des écrits politiques anodins. En réalité, Caillaux avait surtout la mauvaise idée d’être favorable à une paix négociée avec l’Allemagne, et le tandem PoincaréClemenceau, jusqu’auboutistes dans l’effort de guerre, se devait de le museler. L’opinion, du reste, se fiche comme d’une guigne des malheurs de Caillaux, homme hautain à monocle, trop préoccupée qu’elle est par l’avancée ennemie. « Si les boches avancent encore un peu, je le fais fusiller dans sa cellule à la Santé ! » rugit le Tigre, trop heureux d’avoir mis hors d’état de nuire l’encombrant rival.