LES PROMESSES DE LORD BALFOUR
Née de la rencontre du rêve sioniste et des intérêts contradictoires de l’Empire britannique, la déclaration du ministre des Affaires étrangères donne le feu vert à l’installation des juifs en Palestine. Les Anglais l’avaient aussi promise à d’autres…
Le 2 novembre 1917, en pleine guerre mondiale, lord Balfour, ministre britannique des Affaires étrangères, désireux de s’adresser à la fédération sioniste de son pays, écrit à lord Rothschild, qui en est un des dirigeants. Chaque mot du courrier a été pesé au trébuchet. Il dit ceci : « Le gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif, et emploiera tous ses efforts pour faciliter la réalisation de cet objectif, étant clairement entendu que rien ne sera fait qui puisse porter atteinte ni aux droits civils et religieux des collectivités non juives existant en Palestine, ni aux droits et au statut politique dont les Juifs jouissent dans tout autre pays. » Ce que l’on appelle la « déclaration Balfour » deviendra bientôt un des textes les plus commentés du xxe siècle, et nous autres, qui connaissons la suite des événements, voyons immédiatement, en la relisant, ce qu’elle porte en germe : la naissance à venir d’Israël et les conflits avec ces « collectivités non juives » que l’on appelle désormais les Palestiniens. Elle est née de la rencontre d’un rêve et des intérêts stratégiques complexes et contradictoires d’une grande puissance en guerre.
Depuis des siècles, les juifs installés en Europe ou ailleurs ont porté, dans leur coeur et dans leurs rites, la nostalgie de la terre d’Israël, jadis promise par Dieu, et dont ils avaient été exilés. Excepté quelques brefs épisodes de fièvre messianique, ce sentiment n’a jamais connu de traduction concrète. Le nouveau vent de haine qui, à partir des années 1880, souffle sur le vieux monde le ranime brutalement. Dans l’Empire russe, qui comprend alors les provinces polonaises, baltes, ukrainiennes, les tsars, incapables d’endiguer les troubles révolutionnaires qui secouent le pays, recourent à la vieille stratégie du bouc émissaire et laissent se détourner la colère de leurs peuples sur les juifs. C’est le temps des pogroms. Par centaines de milliers, les malheureux émigrent, mais l’Europe occidentale n’est pas alors le havre de paix qu’elle devrait être. Pendant des siècles, sous l’influence de l’Eglise, y a sévi l’« antijudaïsme », c’estàdire la haine religieuse des juifs, ce « peuple déicide ». Il fait place à l’« antisémitisme », porté par des théories pseudoscientifiques, qui fait des juifs une « race », encline, par essence, à corrompre les peuples et dissoudre les nations.
Où trouver enfin le repos? Nombreux sont ceux qui tentent leur chance aux EtatsUnis ou en Argentine. D’autres entrent en masse dans les partis révolutionnaires, car ils pensent que la société socialiste résoudra les problèmes en faisant de tous les humains des frères. Quelquesuns, fort minoritaires au départ, estiment que la seule issue consiste à revenir au pays des ancêtres, à s’en retourner vers Sion, une des collines de Jérusalem. D’où le nom de « sionisme » que l’on commence à donner à ce mouvement.
Dans les années 1890, Theodor Herzl (18601904), un journaliste austrohongrois, donne à cet idéal la puissance politique qui lui manquait. Il racontera qu’il s’est converti à cette idée alors qu’il était correspondant de son journal viennois à Paris, au tout début de l’affaire Dreyfus. Si même la France est capable de telles flambées de haine, c’est bien la preuve que l’assimilation n’est qu’un leurre, et que les juifs ne connaîtront la paix que quand ils auront à leur tour leur Etat. Déterminé, brûlant du feu sacré du converti, Herzl déborde d’énergie et d’audace. En 1897, la fédération sioniste qu’il a créée tient son premier congrès à Bâle et luimême fait antichambre chez tous les puissants de la terre pour tenter de convaincre de l’évidence de ses thèses. Aucun, dans un premier temps, ne s’y montre sensible. La Palestine, qu’on appelle le sandjak de Jérusalem, est alors une petite province de l’Empire ottoman. Le sultan de Constantinople a déjà eu assez de problèmes avec les nationalités de l’Empire, les Grecs, les Serbes, les Bulgares, qui ont pris leur indépendance, ou les Arméniens, qui rêvent de la leur, pour laisser s’installer une minorité nouvelle. Infatigable, Herzl continue ses voyages, va voir le Kaiser, le pape, fait le siège des chancelleries, songe même à des solutions provisoires, comme de fonder son Etat juif en Ouganda. Il meurt à la tâche en 1904, laissant intact un idéal qui séduit de plus en plus.
D’année en année, de plus en plus de juifs, contournant les interdictions édictées par Constantinople, achètent des terres et s’installent autour de Jérusalem, et les congrès sionistes poursuivent inlassablement leur but : ils veulent la Terre promise. Ils ignorent qu’avec la guerre elle va aussi l’être à d’autres.
HUMILIANTES DÉFAITES
A l’automne 1914, emmené par le gouvernement des JeunesTurcs au nationalisme agressif, l’Empire ottoman s’engage dans le conflit, aux côtés de l’Allemagne. Le premier adversaire de Constantinople est l’Empire russe, cet « ennemi héréditaire » avec qui la bataille commence dans le Caucase. Très vite, les Anglais s’engagent sur ce théâtre, où ils deviennent des acteurs essentiels : comment la première puissance impériale pourraitelle se désintéresser d’une pauvre proie placée sur la route des Indes, et qui semble si facile à abattre? En tout cas, c’est ce que croit l’étatmajor de Londres. A tort. Dès la fin de 1914, des troupes, essentiellement indiennes, sont débarquées au sud de la Mésopotamie. Elles sont bloquées pendant des mois, et subissent d’humiliantes défaites. En 1915, le débarquement aux Dardanelles, un des détroits
Extrait de la lettre de lord Balfour (ci-contre), le 2 novembre 1917, à lord Rothschild: « Le gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif, et emploiera tous ses efforts pour faciliter la réalisation de cet objectif. »
qui mènent à Constantinople, aboutit à un autre désastre. Les Turcs ont connu le leur en même temps. Espérant déferler sur l’Egypte, alors protectorat britannique, ils ont, depuis leurs provinces de Syrie et de Palestine, lancé une offensive sur le Sinaï et ont été repoussés. Les Anglais cherchent de nouvelles tactiques. Le virus du nationalisme s’est répandu au Moyen-Orient. Les Arabes sont travaillés par le projet de s’affranchir de la tutelle des Turcs.
PARTAGE DES DÉPOUILLES
Les Britanniques décident d’exploiter ce sentiment. Ils nouent une alliance avec Hussein, le chérif de La Mecque, dont ils font le champion de cette cause : en échange d’une révolte contre les Ottomans, ils lui donneront à lui, ou à son fils Fayçal, l’ami de Lawrence d’Arabie, un grand royaume arabe qui, selon ce que les Arabes ont compris, doit aller d’Alep à Aden. Il comprend donc, entre autres terres, la petite Palestine. Celle-ci, en 1916, est pourtant entrée, de façon encore plus floue, dans un autre pacte, noué avec un autre allié des Britanniques. Les Français sont fort intéressés par ce « Levant », comme ils l’appellent alors, qu’ils lorgnent depuis longtemps. Et deux diplomates, le Britannique Sykes et le Français Georges-Picot – l’homme du Quai-d’Orsay –, ont réglé la question en traçant sur une carte une ligne qui dessine les zones d’influence à venir après la guerre : le Nord, futurs Syrie et Liban, sera pour les Français ; le Sud, la Mésopotamie, le futur Irak et le reste, pour les Britanniques. Dans ce partage à venir des dépouilles, le statut de la Terre sainte, et surtout celui de Jérusalem, est resté dans une zone grise car elle est encore plus convoitée. Paris s’estime « protecteur des Lieux saints », selon une tradition remontant à François Ier, mais les Russes se croient tels également, sans parler des Italiens. Londres, en 1916, semble donc d’accord sur le fait que toute la province sera internationalisée. Un an plus tard, elle la voue donc pourtant à un autre destin.
Pourquoi cet engagement des Britanniques ? Les éléments de réponse sont multiples, mais dans le contexte de guerre les considérations stratégiques ont sans doute été les plus fortes. Par définition, les sionistes n’ont alors ni armée ni Etat, mais on leur prête une influence importante, en particulier aux Etats-Unis, où la fédération est puissante. Elle a le seul défaut, au début de la guerre, de pencher plutôt du côté des Empires centraux. Comment en serait-il autrement ? La plupart des juifs américains viennent du monde germanique et tous ceux qui ont fui la Russie n’ont aucune envie de soutenir un camp allié au pays qui les a persécutés. Au moins jusqu’à l’entrée en guerre des Etats-Unis, l’appui aux sionistes britanniques est donc vu par Londres comme un moyen de peser sur Washington.
Il faut compter enfin avec l’énergie extraordinaire déployée par le nouveau héraut de la cause. Chaïm Weizmann est un juif d’origine russe installé en Grande-Bretagne, où il est devenu chimiste. Une découverte essentielle dans le domaine des explosifs lui vaut un grand prestige. Il est assez célèbre pour être reçu dans les cercles gouvernementaux, qu’il va bientôt convaincre.
“FOYER NATIONAL”
Cela ne sera pas simple. Les oppositions sont vives. La plus fameuse est celle de lord Montagu. En tant que secrétaire d’Etat à l’Inde, il craint une réaction négative des musulmans si son cabinet donne la Palestine aux juifs. En tant que juif luimême – l’un des premiers à faire partie d’un gouvernement britannique –, il est hostile au sionisme qui, selon lui, en prétendant donner aux juifs une patrie, fera d’eux des étrangers dans celle où ils vivent. Peutêtre est-ce sur son insistance que la déclaration, qui sort enfin début novembre, tout en accordant le « foyer national » espéré, ménage aussi de prudentes concessions. Quoi qu’il en soit, elle est accueillie avec une grande joie par le monde sioniste à qui elle est destinée.
Dans l’actualité du temps, elle passe presque inaperçue. Tant d’autres événements, en 1917, ont secoué cet Orient compliqué. En mars, les Britanniques sont entrés dans Bagdad. En juillet, les Arabes de Fayçal et de Lawrence ont fait merveille contre les Turcs, en faisant tomber Aqaba, le grand port de la mer Rouge. A la fin de l’année, le général Allenby, nouveau chef des armées britanniques, a enfin réussi à venir à bout de la résistance ottomane arc-boutée depuis des mois sur Gaza. Et cette victoire lui permet d’offrir à son roi, à son gouvernement et aux Alliés ce qui leur semble le plus beau des cadeaux de Noël. Le 11 décembre, à pied, en signe de respect, il entre dans Jérusalem. A Londres, on exulte et les journaux saluent un héros ayant surpassé Richard Coeur de Lion, qui, au temps des croisades, n’avait vu de la Ville sainte que ses murailles.
A Paris, on fait donner un Te Deum à Notre-Dame et, non sans prudence, une prière d’action de grâces à la mosquée de Nogent. Pour les diverses promesses, pense sans doute le Foreign Office, on verra plus tard.