La folie Slimani
Dopés par le prix Goncourt, les deux romans de cette jeune romancière franco-marocaine triomphent en librairies. Tant mieux CHANSON DOUCE, PAR LEÏLA SLIMANI, GALLIMARD, 230 P., 18 EUROS. DANS LE JARDIN DE L’OGRE, FOLIO, 240 P., 7,10 EUROS. LE DIABLE EST D
Lorsque Leïla Slimani a décroché le Goncourt, on l’a présentée comme une anomalie statistique : douzième lauréate en plus d’un siècle de domination masculine, elle a 35 ans quand l’âge moyen pour avoir le prix se situe entre 40 et 45. C’est oublier qu’elle est publiée chez Gallimard, qui n’est pas le premier éditeur venu, et, surtout, que sa littérature est calibrée pour bousculer les normes saisonnières. Tout est millimétré avec soin, aucune phrase inutile ne dépasse. Le triomphe de « Chanson douce », qui avait de quoi faire peur avec sa nourrice infanticide, repose là-dessus. Car le roman expédie d’emblée le fait divers pour se concentrer sur ce qui l’a précédé : l’arrivée, dans une famille plutôt bobo, d’une « perle » qui « excelle à devenir à la fois invisible et indispensable ». Comment bascule-t-on dans la folie meurtrière ? Leïla Slimani a la finesse de ne rien expliquer pour mieux e eurer en suggérant comment fonctionne la dialectique du maître et de l’esclave, jusque dans une époque qui a banni ces mots-là. « Le diable est dans les détails », résume un recueil de ses chroniques parues dans « le 1 ». Le résultat est cruel, limpide et tragique comme du Simenon et comme le premier roman de Leïla Slimani, paru en 2014. Déjà, alors qu’elle s’attaque à un sujet aussi tape-à-l’oeil que la nymphomanie, c’est avec une maîtrise presque janséniste qui évite tous les pièges : « Dans le jardin de l’ogre » raconte la vie d’Adèle, femme de chirurgien qui saute sur tous les types qu’elle croise. Et cette version trash de « Madame Bovary » est consignée comme un rapport d’autopsie, l’addiction sexuelle ressemblant à une toxicomanie qui nous fait, ici aussi, « toucher du doigt la perversion bourgeoise et la misère humaine ». La seule morale est riante comme du Schopenhauer : « L’érotisme habillait tout. Il masquait la platitude, la vanité des choses. » Par-delà bien et mal, Leïla Slimani sait l’art très délicat de rendre la douleur palpable.