OCTOBRE 1917 ? UNE SIMPLE ÉCHAUFFOURÉE !
Pendant plus de soixante-dix ans, les Soviétiques ont célébré comme un moment héroïque la révolution bolchevique. Dans les faits, ce ne fut qu’un simple coup d’Etat contre un pouvoir agonisant, très éloigné de l’embrasement populaire de février
Octobre! Le mot gronde dans diverses langues, évoque les claquements des drapeaux rouges, les canons du croiseur « Aurore » qui pivotent, le palais d’Hiver encerclé, Lénine penché fébrilement sur des cartes de Petrograd, ainsi qu’on appelait alors Saint-Pétersbourg (1), les blousons de cuir des bolcheviks s’activant en tous sens dans la nuit glaciale, et le sang versé des « masses prolétariennes ». La révolution! Pour célébrer le jubilé de celle-ci, en 1927, Eisenstein en fixera les grands moments dans un film de propagande à gros budget (11000figurants!), « Octobre », qui fait encore la joie des ciné-clubs du monde entier.
Oubliez toutes ces images. Il n’y a pas eu de « révolution » le 25 octobre (soit le 7 novembre dans notre calendrier, la Russie utilisant alors encore le calendrier julien, un truc à rendre fous les profs d’histoire). L’embrasement du peuple a bien eu lieu, dans tout le pays, mais s’est étalé sur toute l’année et a pris des formes multiples : grèves, réunions, comités d’ateliers, soviets d’étudiants et lynchages de hobereaux.
“UNE CORNICHE ÉBRÉCHÉE, UNE FENÊTRE BRISÉE”
La célèbre prise du palais d’Hiver, où était retranché le « gouvernement bourgeois », c’est-à-dire le gouvernement provisoire agonisant dirigé par Alexandre Kerenski, membre du Parti socialiste révolutionnaire (SR), n’était pas grand-chose, vraiment : une « échauffourée de petite envergure » (Léon Poliakov). L’« Aurore », ancré sur la Neva et dont la quasi-totalité de l’équipage s’était rangée en février du côté bolchevique, n’a tiré qu’une salve, à blanc, pour marquer le début de l’opération. Les canons de la forteresse Pierre-et-Paul, eux, étaient inutilisables, car complètement rouillés. Il n’y eut qu’une poignée de morts. « Dans toute cette affaire, le véritable dommage subi par la résidence impériale fut une corniche ébréchée et une fenêtre brisée au troisième étage, résume abruptement l’historien britannique Orlando Figes dans son impressionnante fresque “la Révolution russe. 18911924: la tragédie d’un peuple”. Peu d’événements historiques ont été aussi profondément déformés par le mythe que ceux du 25 octobre. »
De fait, le pouvoir avait déjà basculé quelques jours plus tôt, avec la formation, par Léon Trotski, d’un Comité militaire révolutionnaire, qui avait pris le contrôle de la garnison de la ville. La plupart des soldats qui défendaient le palais étaient prudemment rentrés chez eux. Ne restaient que quelques centaines d’élèves officiers, les invalides des chevaliers de Saint-Georges, vaillants sur leurs jambes de bois, et une compagnie du bataillon de choc féminin, qui semble avoir particulièrement fasciné Eisenstein. Les habitants de Petrograd ont continué d’aller à l’usine, au théâtre, au restaurant, à prendre le tramway sans trop se rendre compte que le monde basculait, au terme d’un coup d’Etat tâtonnant, émaillé de rebondissements dignes d’une opérette.
Ces derniers prêteraient presque à rire s’ils n’avaient eu pour conséquence l’accouchement d’un système totalitaire dans lequel vit encore un quart de l’humanité (Chine, Corée du Nord, Vietnam, Laos, Cuba). Citons, entre autres, le retard pris parce qu’on n’arrivait pas à mettre la main sur une lanterne rouge devant servir de signal ; la courageuse mais vaguement ridicule sortie des conseillers municipaux de Petrograd, partis au secours du gouvernement retranché, munis de pains et de salamis, chantant « la Marseillaise », mais vite stoppés par des gardes rouges leur promettant une « fessée » ; ou encore le pillage, par l’avant-garde prétendument disciplinée du prolétariat, des celliers du tsar, débouchant sur la plus grande beuverie de tous les temps, à coups de vodka de luxe et de château-d’yquem 1847, le vin préféré de l’empereur NicolasII, renversé en février.
“LE PAYS LE PLUS LIBRE DU MONDE”
Février! L’autre révolution de 1917. Rien à voir avec Octobre, simple coup d’Etat bolchevique. Elle fut une révolte populaire, partie sans prévenir de la rue, de la faim. Le matin du 23 février (8 mars, grrr), des milliers d’étudiantes et de paysannes, bientôt rejointes par des ouvrières du textile, en grève, de Vyborg, défilent
“Les démocrates préféraient ouvrir la guerre civile contre le peuple. ” LÉON TROTSKI
sur la perspective Nevski pour la journée de la femme, réclamant du pain dans une ambiance printanière : le thermomètre vient de passer de –15 à 5 °C. C’est la guerre, les approvisionnements de farine sont affreusement désorganisés, les prix augmentent chaque semaine.
Depuis la grande famine de 1891, NicolasII, autocrate médiocre, est fragile : une première tentative de révolution (la « répétition générale ») a eu lieu en 1905 et a conduit à la création de la Douma, première assemblée représentative. En 1914, NicolasII espère que la guerre contre l’Allemagne – et le nationalisme qu’elle réveille – va lui permettre de reprendre la main sur son empire. C’est l’inverse qui se produit. S’étant autodésigné chef des armées en 1915, colossale erreur, il est tenu pour responsable de la succession de défaites militaires et de leurs conséquences : pénuries, inflation, chaos. Il est soupçonné de faire le jeu de l’ennemi. N’est-il pas le cousin germain du Kaiser? Sa femme, Alexandra, n’est-elle pas une Allemande, longtemps envoûtée par un charlatan, le Sibérien Raspoutine, sauvagement assassiné par quelques aristocrates en décembre 1916 ?
Au soir du 23 février 1917, et les jours suivants, des dizaines de milliers d’ouvriers en grève et des étudiants grossissent les rangs des manifestantes, aux cris de « A bas le tsar ! A bas la guerre ! ». Le lendemain, les grèves se multiplient, la foule gonfle. Les drapeaux rouges s’élèvent. On envoie la troupe et les cosaques à cheval, mais une partie se solidarise avec les révoltés. Happé, le chef de la police est massacré. Des statues sont déboulonnées, des postes de police et des prisons, attaqués. La garnison de Petrograd (150 000 hommes) bascule du côté des insurgés.
Les partis de gauche, bolcheviks, mencheviks et socialistes révolutionnaires (SR), n’ont rien vu venir. « La révolution nous a surpris, […] profondément endormis comme les vierges folles de l’Evangile », écrira en 1922 l’écrivain Sergueï Mstislavski, membre des SR. Léon Trotski, qui n’a pas encore rejoint le parti bolchevique, est à New York; Lénine, à Zurich, où il vit étrangement à quelques mètres du cabaret où vient de naître le mouvement Dada. Le 25 février, Alexandre Chliapnikov, leader des bolcheviks de Petrograd, hausse les épaules, visionnaire : « Quelle révolution ? » La foule s’organise, avec l’aide de soldats, et l’empire perd le contrôle de sa capitale. Les leaders de gauche de la Douma, contre la volonté du tsar, créent le 27 février un « comité temporaire » pour tenter de contrôler la situation.
Les généraux finissent le 2 mars par convaincre le tsar d’abdiquer, seule façon de rétablir l’ordre et d’éviter une défaite militaire (il sera exécuté en juillet 1918, avec sa femme, son fils, ses filles et ses quatre domestiques). En une dizaine de jours, qui auront fait plusieurs milliers de morts, le règne tricentenaire des Romanov prend fin. Abolition de la peine de mort, fin des discriminations religieuses et donc émancipation
des juifs, liberté de la presse… s’ouvre l’espoir d’une Russie plus démocratique et plus juste, le pays « le plus libre du monde » (Lénine).
LE “WAGON PLOMBÉ” DE LÉNINE
Les huit mois qui suivent vont doucher ces espérances. Dans le feu de la révolution, un pouvoir dual, installé dans le palais de Tauride cher à CatherineII, s’est mis en place. Dans l’aile droite, un gouvernement provisoire, désigné par la Douma, le temps qu’une assemblée constituante soit formée Il est conduit par Gueorgui Lvov, prince timide portant une très longue barbe, un libéral, révolutionnaire à contrecoeur. Dans l’aile gauche, le Soviet des députés des ouvriers et de soldats de Petrograd a pris en charge les troupes, les transports et les communications; il est dominé par les SR (parti de la classe paysanne) et les mencheviks (marxistes qui jugent nécessaire une transition démocratique avant la révolution). Le gouvernement provisoire, avec l’assentiment du Soviet, décide de poursuivre la guerre, conformément aux engagements pris vis-à-vis des alliés. L’occasion pour une minorité au sein du Soviet, les bolcheviks, de se faire remarquer : ils refusent à la fois la « guerre impérialiste » et la légitimité du gouvernement.
L’Allemagne, qui veut précipiter l’arrêt de la guerre sur le front est, va donner un coup de main aux bolcheviks. Elle organise le financement et le rapatriement de Lénine, qui a passé seize ans en exil. Avec sa femme, Nadejda Kroupskaïa, son amie et maîtresse française Inès Armand, son lieutenant Grigori Zinoviev et d’autres militants, il traverse le territoire allemand dans le fameux « wagon plombé » (c’est-à-dire scellé, pour bien marquer l’extraterritorialité du convoi). Dès son arrivée, il demande l’arrêt de la guerre, la distribution des terres, et le transfert de « tout le pouvoir aux soviets ». Les fameuses « thèses d’avril ». Alors que la situation économique et militaire se détériore, la popularité des bolcheviks, qui ne sont alors que quelques milliers, et de leur programme simple – « du pain, la paix, la terre » – décolle.
“PRENDS DONC LE POUVOIR, FILS DE PUTE!”
Juillet ! Mois terrible pour la révolution. Le vent tourne sur la question de la guerre. A Petrograd, des soldats et des marins du 1er régiment de mitrailleurs se mutinent contre le gouvernement provisoire, vite rejoints par des centaines de milliers d’ouvriers. L’explosion approche. Mais Lénine est paralysé par l’indécision. Faut-il renverser le gouvernement ou le laisser s’enliser encore ? Le Soviet, encore dominé par les SR et les mencheviks, ne juge pas prudent de prendre le pouvoir. Viktor Tchernov, leader SR, est chargé de parler aux insurgés. L’un d’entre eux brandit un poing rageur : « Prends donc le pouvoir, fils de pute, quand on te le donne ! » Tchernov est attrapé, pris en otage. Trotski sort à son tour du palais de Tauride, et parvient à l’extirper de cette mauvaise passe. La rude phrase de l’ouvrier résume selon lui la situation: « Les démocrates [SR et mencheviks du Soviet, NDLR] préféraient ouvrir la guerre civile contre le peuple plutôt que de prendre le pouvoir sans effusion de sang. » Depuis les toits, sur la perspective Nevski, les troupes loyalistes ouvrent le feu et dispersent les manifestants.
Les bolcheviks, soupçonnés d’avoir poussé à la roue, sont poursuivis pour haute trahison : Trotski est arrêté, Lénine se rase et s’enfuit en Finlande avec Zinoviev et des faux papiers. Le jeune socialiste Alexandre Kerenski (36 ans), figure très populaire de Février, forme un « gouvernement de salut révolutionnaire » qu’unit la peur du bolchevisme. Bon orateur, c’est un fan de Bonaparte, dont le buste trône sur son bureau.
Le général Lavr Kornilov, nouveau commandant en chef des armées, cosaque sibérien obtus, adulé dans les cercles de droite, n’est pas un rigolo. Jugeant que les efforts de guerre sont sapés par l’anarchie ambiante, il désigne leurs responsables: « Pendez ceux qui soutiennent l’Allemagne et les espions, en commençant par Lénine, et dispersez les soviets. » En août, il ordonne aux troupes de marcher sur Petrograd « pour restaurer l’ordre ». Kerenski aurait pu faire alliance avec lui contre le Soviet, mais, fragilisé, il saisit l’opportunité de se refaire une virginité révolutionnaire : il choisit d’armer les bolcheviks pour contrer ce complot réactionnaire. Grâce aux gardes rouges et aux cheminots, qui retardent l’acheminement des troupes, le putsch est déjoué. Le prestige des bolcheviks croît, ainsi que leur représentation dans les soviets des villes. Fin septembre, ils gagnent la majorité de celui de Petrograd, que préside désormais Trotski, entre-temps libéré de prison. « Sans le putsch de Kornilov, il n’y aurait pas eu Lénine », constatera plus tard Kerenski.
“LES POUBELLES DE L’HISTOIRE”
Pour Lénine, c’est enfin le moment d’agir. Il revient clandestinement de Finlande et commence à préparer la prise de pouvoir. Dans la nuit du 24 au 25 octobre, les gardes rouges et les troupes régulières prennent le contrôle des points clés de la capitale : central téléphonique, gares, ministères... Et le lendemain, le palais d’Hiver. Hostiles à l’opération, de nombreux mencheviks et SR quittent le congrès panrusse des soviets… et se marginalisent bêtement. Lénine ordonne sans attendre la distribution de la terre, engage des négociations de paix avec l’Allemagne, instaure la dictature du prolétariat, supprime la liberté de la presse.
Presque incongrue, une dernière élection libre a lieu en novembre : celle de l’assemblée constituante promise en février et que les bolcheviks n’avaient cessé de défendre pour justifier la révolution. Le scrutin se transforme en référendum sur la prise de pouvoir. Le résultat ne plaît pas trop à Lénine : sur 703 élus, 370 sont SR, seulement 175 sont des bolcheviks. La nouvelle assemblée se réunit le 5 janvier, elle est brutalement dissoute le lendemain. Les anciens alliés socialistes et mencheviks sont poussés vers les « poubelles de l’histoire », pour reprendre la formule de Trotski. La guerre civile a commencé, elle fera 10 millions de morts.