LA RÉVOLUTION, LA GAUCHE ET NOUS
Pour Daniel Cohn-Bendit et Jean-Christophe Cambadélis, 1917 a changé la gauche et déterminé leurs choix politiques. L’ex-leader de Mai-68 s’est construit dans une opposition radicale au communisme. Le futur patron du PS s’est nourri des récits de la révol
Les révolutions russes ont eu lieu il y a cent ans. Pourquoi avoir accepté de venir en débattre avec nous aujourd’hui, au moment où la gauche française a tant d’autres problèmes?
Daniel Cohn-Bendit Je trouve ça drôle, je n’y avais pas pensé! Jean-Christophe Cambadélis Je voulais écrire un livre sur 1917, mais je n’aurai pas le temps. L’année 2017 va être un peu occupée pour les socialistes.
Qu’est-ce que ces événements représentent pour chacun de vous personnellement? Quelque chose de fondateur?
J.-C. C. C’est, avec la guerre de 1914, la matrice du xxe siècle. Et la base de mon engagement politique, qui a démarré avec l’« Histoire de la révolution russe » de Trotski, que j’ai lu un été de mon adolescence. J’ai été emporté par cette histoire d’émancipation des peuples, de grande marche de l’humanité vers sa libération. A cette époque, je militais dans une toute petite organisation qui s’appelait Rouge et Noir [un groupuscule anarchisant, NDLR]. D. C.-B. Toi aussi? Mais moi, c’était « Noir et Rouge » [une revue anarchiste]! (Rires.) J.-C. C. A cette époque, les universités étaient très politisées. On vivait, après 68, dans l’espérance que la révolution était imminente. On vibrait à la fin des colonels, à la révolution des OEillets… On prenait l’étendard de 1917, parce que c’est la révolution par excellence.
Pourquoi avoir choisi de militer à l’Organisation communiste internationaliste (OCI)?
J.-C. C. J’ai toujours en mémoire mon arrivée à la faculté de Nanterre. Il y avait vingt ou trente tables avec les différents groupes, LCR, Alliance marxiste révolutionnaire, LO, conseillistes [conseils ouvriers]… C’était le temps des groupuscules ! Tous avaient une matrice commune, mais je suis allé à l’OCI parce que je pensais que pour faire la révolution, il fallait des ouvriers. Et cette organisation, qui avait des liens avec FO, était dirigée par un ouvrier de la RATP, Stéphane Just, et par un salarié de la Sécurité sociale, Pierre Lambert. Les autres organisations étaient à mes yeux celles d’intellectuels petits-bourgeois.
Et vous, Daniel Cohn-Bendit, vous n’avez pas été attiré par cette geste de 1917? Il y avait, dans vos années de jeunesse, le « communisme libertaire » dont vous étiez proche…
D. C.-B. Je n’ai jamais été communiste ni trotskiste! Communisme et libertaire, c’est un oxymore qui ne fonctionne pas! Et j’ai eu la chance d’avoir un grand frère, de neuf ans mon aîné, qui avait fait toutes les conneries : il a été sartrien, trotskiste, il a été à la IVe Internationale, il a même trouvé LO sympathique…
Pour moi, 1917, c’est une référence négative, le début de la construction de mon opposition radicale au marxisme et au bolchevisme. Cette révolution-là a démontré que le putschisme bolchevique, qui a été dans la tête de tous les communistes depuis, avait quelque chose d’absolument terrifiant : la négation de toute possibilité de démocratie. Mes références positives de 1917, ce sont les conseils révolutionnaires, les révoltés de Kronstadt [en 1921, les marins de cette base navale russe se révoltent contre la dictature du parti bolchevique]. C’est un élément constituant de mon libertarisme et de mon identité politique.
Vous n’étiez pas fasciné par cette révolution?
D. C.-B. Moi aussi j’ai lu l’« Histoire de la révolution russe » de Trotski, c’est vrai que c’est fascinant. Le Trotski de 1905, celui des conseils ouvriers, est presque libertaire. Mais son ralliement au léninisme a été une catastrophe. L’idée au coeur du bolchevisme, c’est qu’il y a une science de la révolution et que le parti possède la vérité. C’est là où commence le drame de tout révolutionnaire! J.-C. C. Ce qui motive mon romantisme initial, c’est la révolution russe, mais c’est la révolution trahie! D’emblée, je suis antistalinien. Se mêlent dans mon engagement l’espoir d’une humanité qui change – « les masses montant à l’assaut des étoiles », pour reprendre une expression de l’époque – et l’idée qu’elle a été trahie par une bureaucratie. Donc la pureté de l’engagement est préservée. Si on ne comprend pas ça, on ne comprend pas pourquoi autant de jeunes se sont engagés dans le trotskisme. D. C.-B. Pour l’avenir de la Russie à l’époque, l’idéal aurait été la victoire des mencheviks. Cela aurait permis une évolution positive dans un moment politique difficile pour les Russes et, par la suite, la naissance d’une démocratie, disons bourgeoise… J.-C. C. Je ne veux pas t’embarrasser, mais j’ai eu de nombreuses discussions avec François Mitterrand sur la
“Communisme et libertaire, c’est un oxymore qui ne fonctionne pas !” DANIEL COHNBENDIT
révolution russe, et il défendait la même thèse (sourire) : le gouvernement provisoire d’Alexandre Kerenski permettait une transition démocratique. Mais Mitterrand me disait : « La révolution, on la fait quand elle vient. Quand elle ne vient pas, vous, les trotskistes, vous construisez un petit parti qui attend qu’elle vienne, et vous perdez beaucoup de temps. Pendant ce temps-là, vous n’améliorez pas la situation. »
Les germes du totalitarisme étaient-ils déjà dans la révolution de 1917?
J.-C. C. A partir du moment où le but n’est plus le changement social par rapport au tsarisme mais le maintien du parti, le totalitarisme est là! D. C.-B. La révolution était présentée comme une science dont le parti était porteur. A partir de là, il n’y a aucun espace de démocratie. En mathématiques, tu ne peux pas voter ! Tu ne soumets pas « deux et deux font quatre » au référendum! J.-C. C. Tout vient du texte de Lénine, en 1908, « Matérialisme et empiriocriticisme ». Pour lui, entre matérialisme et idéalisme, il n’y a rien. Entre le prolétariat ou la bourgeoisie, il n’y a rien. C’est la dictature soit de l’un soit de l’autre. Ce livre, que Trotski avait violemment critiqué, est la matrice de ce bolchevisme dégénéré. D. C.-B. Certes, mais c’est Marx qui le premier a théorisé la science de la révolution. Ce qui a été catastrophique, après, ce n’est pas seulement le parti mais cette volonté de « prendre le pouvoir ». Tous ces groupes que j’ai pu côtoyer, après, me cassaient les pieds avec ce problème du pouvoir! Au début de 68, Joan Baez passe à Paris. Elle veut discuter avec des étudiants. Elle est contre la guerre du Vietnam et défend le « pacifisme ». Vous ne pouvez pas imaginer ce qu’elle a pris ! « La révolution, c’est la prise du pouvoir, le pacifisme, c’est l’arme de la bourgeoisie. » Romain Goupil On taxait sans arrêt les autres de « déviationnisme ». Il y avait une loi et l’OCI se posait en gardien de celle-ci. C’était encadré, vous imaginez mal à quel point on bossait, chacun dans les AG pouvait citer des phrases de la révolution…
Que reste-t-il de 1917 dans la gauche française aujourd’hui?
D. C.-B. Ce qui frappe, ce sont ses répercussions idéologiques jusqu’à aujourd’hui! La révolution russe est longtemps restée une matrice. Si tu disais un mot contre, tu étais renvoyé à la droite ou à l’extrême droite. J.-C. C. Cet événement a pesé, a formé beaucoup de responsables politiques à la passion de l’histoire. Je me faisais cette réflexion en écoutant les intervenants, le 3 décembre, au rendez-vous de la Belle Alliance populaire. Tous les orateurs faisaient des références à l’histoire, disaient : « Il faut être au rendez-vous de l’histoire. » Mais il y a belle lurette que les uns et les autres ont rompu avec le matérialisme historique, l’avant-garde du prolétariat ou la nécessité de faire le bonheur des masses à leur place. D. C.-B. Le peuple de gauche, celui qu’on voit descendre dans la rue, est toujours empreint de cette idée révolutionnaire. Cette idée qu’on ne changera les choses que s’il y a une rupture radicale avec le capitalisme. Cette pulsion révolutionnaire rend très difficile pour un gouvernement de gauche en France d’être réformiste et d’être accepté.
Cette mémoire de 1917 n’explique-t-elle pas cette forme de schizophrénie d’une partie de la gauche qui caresse l’idée de révolution mais se montre, dans les faits, réformiste?
R. G. C’est vraiment le problème. Il n’y a eu en France ni Bad Godesberg [le célèbre congrès par lequel, en 1959, le parti social-démocrate allemand rompt avec le marxisme et se rallie à l’économie de marché] ni aggiornamento. Quand tu entends Nuit debout ou les frondeurs… Ceux qui assument la rupture avec la révolution sont forcément des traîtres. Dans une manif sur la loi travail, ne dis surtout pas « on pourrait obtenir un compromis » ! Cent ans après, c’est encore très prégnant. J.-C. C. Ce qui reste, c’est le vocabulaire de la traîtrise ! Quand un gouvernement de gauche est au pouvoir, il est obligatoirement traître à la cause. Regardez le discours du Bourget de François Hollande en 2012… D. C.-B. … Un discours minable. J.-C. C. … Un discours de campagne. En germe, il y avait la traîtrise, le PS lié au patronat. D. C.-B. 1917, c’est la radicalité. Mais dans le monde d’aujourd’hui, il ne peut pas y avoir de gouvernement qui ne soit pas dans le réformisme, dans les compromis. Regardez Angela Merkel : elle fait une coalition avec les sociaux-démocrates. On me rétorque que ce sont les Allemands, comme si le compromis était génétique ! J.-C. C. La culture du compromis en France a eu du mal à exister. Deux cultures ont dominé : soit le parti avait raison – c’est la culture du PCF –, soit le chef avait raison, c’est la culture bonapartiste. D. C.-B. Et la gauche a gagné quand elle avait les deux à bord ! J.-C. C. Ce compromis, peu d’organisations, peu de syndicats, le portaient. A partir du moment où le parti ou le chef avait raison, pas besoin de prendre en compte le réel. Au fond du fond de tout homme politique en France, il y a la révolution, cette idée que nous avons donnée de l’universel à l’humanité.
Pensez-vous que la référence à 1917 demeurera pour les nouvelles générations politiques?
J.-C. C. Tout cela sera englouti par la nouvelle culture du clic, du SMS. Les jeunes générations politiques sont tacticiennes et peu romantiques ! D. C.-B. Beaucoup de jeunes s’engagent aujourd’hui, pour aider les réfugiés par exemple. Mais la tradition organisationnelle des partis ne leur correspond plus.
Si vous deviez ne retenir qu’un personnage secondaire de la révolution russe…
D. C.-B. Alexandra Kollontaï, l’égérie des conseillistes. J.-C. C. Je vais aggraver mon cas. Iakov Sverdlov. L’homme qui dans l’ombre a organisé réellement la révolution avec Trotski. Un idéaliste qui n’a jamais voulu se mettre en avant.
“Au fond du fond de tout homme politique en France, il y a la révolution.” JEAN-CHRISTOPHE CAMBADÉLIS