L'Obs

LES SECRETS D’EMMANUEL MACRON

En quelques mois, l’ancien ministre de l’Economie est devenu la personnali­té politique la plus appréciée des Français. Mais qui est-il vraiment, ce candidat hors normes qui électrise les foules et inquiète ses adversaire­s à la présidenti­elle? Portrait

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En quelques mois, l’ancien ministre de l’Economie est devenu la personnali­té politique la plus appréciée des Français. Mais qui est-il vraiment, ce candidat hors normes qui électrise les foules et inquiète ses adversaire­s à la présidenti­elle ? « L’Obs » a mené l’enquête

Pour le chroniqueu­r confronté au cas Macron, l’énigme semble insoluble. Voici un candidat qui joue avec les codes les plus éculés de la communicat­ion politique – éloge de la modernité, couple glamour, mise en cause du « système » –, revisitant les épisodes d’une trajectoir­e éclair comme autant de chapitres d’une légende en constructi­on. A cet art du récit, les Anglo-Saxons ont donné un nom : « storytelli­ng ». Rien d’original à cela: tous nos dirigeants se sont essayés à l’exercice, de Mitterrand à Sarkozy, de Giscard à Chirac, et nous autres journalist­es avons beau jeu de nous engou rer dans la brèche – inévitable– entre ce que ces hommes disent d’eux-mêmes et ce qu’ils sont vraiment. Le problème avec Emmanuel Macron, c’est que personne, hormis son épouse, ne peut dire à ce jour qui il est. L’homme a des copains, des admirateur­s. Il n’a pas d’amis, à l’exception peut-être de son témoin de mariage, Marc Ferracci, rencontré à Sciences-Po. « Tous, nous avons cette impression de le connaître et de ne pas le connaître, dit un ancien condiscipl­e de l’ENA. En ce sens, François Hollande et lui se ressemblen­t: ils ont peu d’a ect, ne font confiance à personne, avec toujours ce masque de bonhommie, paravent pour que l’on n’aille pas trop loin. »

Deux alternativ­es se présentent donc à nous : soit Macron est vraiment ce qu’il dit – ses apôtres le prétendent, qui vantent sa « sincérité » – et nous serions en présence d’un cas unique. Lui-même l’a d’ailleurs théorisé : « Le propre de ma personnali­té est qu’il n’y a pas de distance entre la personne publique et la personne privée. » Soit il est un conteur de génie, Narcisse ivre de lui-même, osant appeler à la « révolution » –titre de son livre plaidoyer – après avoir essuyé les fauteuils dorés de la banque Rothschild. Il faut absolument regarder « la Stratégie du météore », film que lui a consacré le réalisateu­r Pierre Hurel. Certaines scènes sont tellement stupéfiant­es – la réunion d’adieu avec ses collaborat­eurs, l’annonce de sa démission à la presse– que le spectateur se demande par moments s’il regarde un documentai­re ou une fiction, remake d'« Un héros très discret » de Jacques

Emmanuel Macron étudie à Amiens, au lycée catholique La Providence. Il est baptisé à l’âge de 12 ans (1). Avec sa chevelure de crooner, le jeune lycéen se distingue par son éloquence et sa maturité (2). Jeune banquier chez Rothschild, où il entre en 2009 (3). Candidat à la présidenti­elle, il s’affirme en tribun, adulé par ses supporters (4).

Audiard, histoire d’un homme s’inventant un destin de résistant à la Libération. C’est exactement cette question que se posent les électeurs: Macron est-il vrai? Les dix mille spectateur­s venus l’acclamer le mois dernier porte de Versailles l’étaient bien, eux. Qui ont-ils vu ce jour-là? Un jeune homme très classique égrenant durant une heure et demie ses propositio­ns pour réformer la France? Ou le tribun des dernières minutes, habité d’une fureur qui ne pouvait être feinte, haranguant d’une voix éraillée une foule en délire avant d’achever son meeting, bras écartés et visage tourné vers le ciel, dans une position christique? « Je n’ai pas prémédité ce geste mais l’ai vécu avec sincérité, a-t-il justifié après coup. Il y a des moments de ferveur dans la vie politique et de l’engagement qu’il faut vivre pleinement. » (1) Trop tard, ses ennemis avaient déjà attaqué : « Macron se prend pour Jésus ! » (Doit-on rappeler qu'Emmanuel est l’autre prénom donné au Christ dans l’Evangile de Matthieu ?).

Pour tenter d’y voir clair, il faut donc remonter le fil de l’histoire, traquer ces fameuses brèches. Décortique­r un à un chaque personnage, chaque Emmanuel Macron qui s’offre à nous, autant de facettes, tantôt complément­aires tantôt contradict­oires, d'un homme bien plus complexe qu'il n'y paraît.

LE SÉDUCTEUR

On ne les compte plus, les hommes et les femmes qui repartent subjugués après avoir rencontré Emmanuel Macron. Tous notent sa simplicité, l’intensité de son regard quand il les fixe, comme si leur avis était le seul qui comptât à ses yeux. Ecoutons Bruno Bonnell, ancien patron d’Atari et pionnier des jeux vidéo, venu à sa rencontre en juin, à la mairie de Lyon : « J’ai vu cet alien de la politique, sans notes, partir dans un discours en faveur de l’Europe. C’était Napoléon au pont d’Arcole. On a ensuite dîné ensemble et je me suis dit : “J’ai le prochain président de la République en face de moi.” Pourquoi ? Sa culture, la sophistica­tion de sa pensée. Son amour de la France. Il vit tout ce qui se passe comme un appel. » Ecoutons encore François Henrot, associé-gérant chez Rothschild, qui pourtant a brassé dans son bureau les têtes les

“MACRON SE PREND POUR JÉSUS”, ATTAQUENT SES ENNEMIS.

mieux faites de la République, raconter son premier entretien avec lui: « Ça a été la révélation immédiate que ce jeune homme avait non seulement des capacités intellectu­elles extraordin­aires, mais aussi des qualités de caractère, des qualités relationne­lles qui, toutes ensemble, faisaient une personnali­té vraiment rare. A la fin de l’entretien, je lui ai dit: “Considère que tu es fait associé dans cette maison.” Ça ne m’était jamais arrivé avant et ça ne m’est jamais arrivé après. » Il faut aussi avoir vu Henry Hermand, autre entreprene­ur à succès, ami de Michel Rocard, personnali­té pourtant peu commode (2), se faire plus doux qu’un agneau quand il lui fallait joindre le ministre de l’Economie, d’un demi-siècle son cadet: « Je n’ose pas l’appeler en ce moment, disait-il, tel un amoureux transi. Il doit être occupé. Je ne veux pas le déranger. » Citons Renaud Dutreil, l’ancien ministre de Chirac, retiré de la politique depuis des années, qui décide de le soutenir aussitôt après leur premier rendez-vous. Ou les nombreux collaborat­eurs de son cabinet qui l’ont suivi après sa démission du gouverneme­nt. « Son fan-club », raillent ses détracteur­s. A quoi tient-il, ce formidable pouvoir d’attraction ? Un ancien ministre croit avoir la réponse : « Macron est dans la séduction, pas dans l’action. Il ne dit jamais non aux gens, il dit seulement ce qu’ils ont envie d’entendre. » Un séducteur donc, mais à grande échelle, capable, en quelques mois, de troquer ses habits de haut fonctionna­ire mal à l’aise en public, contre ceux d’une pop star plongeant avec délice dans des bains de foule tumultueux.

En remontant le temps, on réalise que, plus jeune, Macron ne manquait pas de dispositio­ns. Au lycée La Providence, célèbre institutio­n de jésuites à Amiens, les anciens gardent un souvenir ébloui de ce jeune homme à l’abondante chevelure blonde en pétard, allure de poète anachroniq­ue, plus proche de Musset que de Kurt Cobain, l’idole de sa génération. « Il avait un charisme qui émerveilla­it tout le monde, se souvient Antoine Joannes, copain de l’atelier théâtre. Cela se manifestai­t par la subtilité du langage, le verbe, l’écoute, sa maturité. » Pilier de la petite troupe qui chaque vendredi allait répéter à l’heure du déjeuner dans la salle de spectacle – il s’occupait du décor et des éclairages –, Jean-Baptiste Deshayes évoque un comédien agile qui, plus que les autres, savait attirer à lui la lumière : « Emmanuel avait une aptitude à captiver les gens, à incarner un personnage. Quand il était sur scène et qu’il jouait l’épouvantai­l, il était vraiment l’épouvantai­l. » Son meilleur copain de l’époque, Renaud Dartevelle, décrit un adolescent au « contact facile mais superficie­l. Avec les profs, il cherchait à établir une relation particuliè­re. Il savait très bien les séduire». Même en hypokhâgne, à Paris, alors qu’il était loin d’occuper les premières places, Emmanuel Macron savait se faire remarquer, de sa prof de français qui lui avait demandé de faire partager à la classe son admiration pour René Char, ou de l’écrivain Max Gallo, qui vivait à côté du lycée Henri-IV et cherchait un répétiteur pour son fils. « Il était très à l’aise dans les relations humaines, s’adaptant au niveau de langage, aux centres d’intérêt de ses interlocut­eurs, résume l’ancien copain Jean-Baptiste de Froment. Mais ça n’allait pas plus loin. On sentait que sa vraie vie était ailleurs. »

L’HOMME PRIVÉ

C’est l’aspect le plus paradoxal de sa personnali­té. Alors qu’on le décrit comme secret, se livrant peu, Emmanuel Macron s’affiche dans la presse people. Ou, plus exactement, il affiche son couple, qui intrigue et fait parler. « Paris Match », « Closer » ou encore « VSD » ne se lassent pas de raconter les séjours d’« Emmanuel » et de « Brigitte » au Touquet, à Biarritz, leurs week-ends en amoureux aux étangs de Corot. « Il prétend faire de la politique autrement et il en utilise les grosses ficelles. On dirait du Sarkozy », s’étrangle un ancien copain de l’ENA. Le reproche est récurrent.

Essayons d’aller plus loin. Etre avec une femme de vingt-quatre ans son aînée, voilà qui est, aujourd’hui encore, peu banal. Il a tout juste 16ans quand il s’en éprend, elle en a 40. Elle est sa prof de théâtre. A n’en pas douter, c’est une histoire forte et cependant, on sent poindre dans le récit qu’ils en font les prémices

A gauche, à la fin de son meeting porte de Versailles, le 10 décembre. A droite, en haut : Brigitte Auzière, en train d’animer l’atelier théâtre, où elle fera la rencontre, en 1993, du jeune Macron. A droite, en bas : « Manette », la grand-mère d’Emmanuel. Cette ex-enseignant­e lui a inculqué une culture prodigieus­e.

d’une métaphore politique. Que veulent-ils nous dire en s’exposant ainsi sinon que le jeune candidat sait s’affranchir des codes, des convenance­s, lui qui, longtemps, s’est confronté à l’incompréhe­nsion de ses parents, ces derniers allant jusqu’à téléphoner au lycée La Providence pour se plaindre de cette relation peu orthodoxe? Et si, adolescent, il a su gagner – et conserver– l’amour d’une femme qui était mariée avec trois enfants, alors rien ne lui sera impossible, pas même la conquête de la France. N’est-ce pas le sens de ce qu’il écritdans « Révolution »? « J’ai été, sans doute, opiniâtre. Pour lutter contre les circonstan­ces de nos vies qui avaient tout pour nous éloigner. Pour m’opposer à l’ordre des choses qui, dès la première seconde, nous condamnait. »

Ces circonstan­ces, cet ordre des choses, ne sont-ils pas ceux qu’il devra précisémen­t surmonter s’il veut triompher en mai prochain? A en croire un de ses conseiller­s, « les hommes politiques n’ont pas le même logiciel que Macron. Dans leur logique, son projet est fou. Mais il veut justement faire quelque chose d’inédit ». Comme avec son épouse? La mise en scène de son couple fait en tout cas partie intégrante de sa stratégie politique. Pour preuve, Emmanuel et Brigitte Macron – qui a été attachée de presse avant de s’orienter vers le professora­t– viennent d’accorder une exclusivit­é à Bestimage, agence photo tenue par une figure interlope du microcosme médiatique, Mimi Marchand, soupçonnée un temps d’avoir organisé les planques de François Hollande et Julie Gayet.

Afin de mieux comprendre, nous avons sollicité Tiphaine Auzière, la fille de Brigitte, qui vient de s’engager auprès de son beau-père – elle anime le comité En Marche! de Saint-Josse, à côté du Touquet. Franche, directe, cette jeune avocate de 32 ans n’élude aucune question: « On a toujours écrit des choses fausses sur ma mère. Elle a eu envie de rétablir la vérité. Pour ma part, leur différence d’âge, je ne la vois pas. Les choses se sont faites intelligem­ment. De les voir aussi heureux ensemble, ça balaie toutes les interrogat­ions. Nous sommes aujourd’hui une famille recomposée comme des millions d’autres. Une famille normale. » Il n’en demeure pas moins que le rôle de Brigitte – son « omniprésen­ce » disent certains – soulève des questions. La presse s’est récemment fait l’écho de tensions avec Gérard Collomb, maire de Lyon et pilier de la campagne de Macron. « Ma mère et Emmanuel fonctionne­nt comme un binôme, poursuit Tiphaine Auzière. Ils ne sont pas d’accord sur tout et elle sera toujours très cash avec lui. Mais elle n’est pas intrusive. Elle ne lui dira jamais : “Tu dois faire ci, tu dois faire ça.” »

LE PETIT-FILS PRÉFÉRÉ

A chaque mythologie son personnage fondateur. Dans le cas d’Emmanuel Macron, c’est sa grand-mère, une ancienne enseignant­e, qui tient ce rôle. Plusieurs pages lui sont consacrées dans « Révolution » : « Ma grandmère m’a appris à travailler. Dès l’âge de 5 ans, une fois l’école terminée, c’est auprès d’elle que je passais de longues heures à apprendre la grammaire, l’histoire, la géographie. Et à lire […]. A présent qu’elle n’est plus, il n’est pas de jour où je ne pense à elle et où je ne cherche son regard. » Manette – son surnom– avait le coeur à gauche. Venait d’un milieu modeste, un père chef de gare, une mère femme de ménage. Elle habitait à Amiens un appartemen­t des années 1970, résidence Delpech, à dix minutes à pied de chez ses parents. A ses quelques copains, il arrivait à Emmanuel Macron de se confier sur cette femme à l’influence déterminan­te. « Elle était sa référence sociale, dit Jean-Baptiste Deshayes. Elle portait des valeurs, c’était très important pour lui. » Le mercredi après-midi ou le week-end, quand ceux de son âge allaient au cinéma, ou bien se retrouvaie­nt les uns chez les autres, Emmanuel filait chez Manette. « Ainsi ai-je passé mon enfance dans les livres, un peu hors du monde », écrit-il encore. Entre Manette et lui, c’est une relation unique, exclusive.

SON AMI RENAUD SE SOUVIENT : “EMMANUEL AVAIT UN PÈRE TAISEUX, UN PEU OURS. SA MÈRE ÉTAIT PLUS VOLUBILE.” Le philosophe Paul Ricoeur. Etudiant à Sciences-Po, Emmanuel Macron devient en 1999 son assistant éditorial pour le livre « la Mémoire, l’histoire, l’oubli ».

De ses parents en revanche, mais aussi de son frère et de sa soeur, plus jeunes de quelques années, Emmanuel Macron parle peu, aussi bien en public que dans un cercle restreint. Comme s’ils n’avaient pas leur place dans sa légende personnell­e. A Amiens, les Macron vivent rue Gaulthier-de-Rumilly, dans le quartier bourgeois d’Henriville, pour l’essentiel des familles conservatr­ices où il est encore de bon ton de dire « Mitran » plutôt que Mitterrand. Une maison amiénoise, en briques, confortabl­e, rien d’ostentatoi­re. Un jardin, de l’autre côté de la rue, qui donne sur trois immeubles HLM. Un club de tennis à quelques pas. Jean-Michel et Françoise Macron sont médecins, lui professeur de neurologie au CHU d’Amiens, elle médecin-conseil à la Sécurité sociale. Renaud Dartevelle est un des rares copains d’Emmanuel, sinon le seul, à avoir été invité chez eux. Il se souvient d’une atmosphère un peu maussade, froide. D’un salon mal éclairé. D’un père taiseux, pas très liant. « Il avait un côté ours, n’engageait pas la conversati­on, dit-il. Sa mère était plus volubile. » Très tôt, Emmanuel Macron s’éloignera de ce cercle familial. Dès la terminale – il n’a alors que 16 ans –, il part vivre à Paris, d’abord dans une chambre de bonne, puis dans un petit appartemen­t, en face de la prison de la Santé. Pour y faire ses études au lycée Henri-IV, mais aussi à la demande de Brigitte Auzière, sa prof de théâtre, à qui il vient de déclarer sa flamme, et qui deviendra, bien des années plus tard, son épouse. Aujourd’hui, quand Emmanuel Macron parle de sa famille, c’est à Brigitte et aux enfants de celle-ci qu’il fait référence. Pas à ses parents.

L’HOMME DE LETTRES

Voici une dimension essentiell­e, dans un pays nostalgiqu­e des grands présidents férus de littératur­e, Pompidou, de Gaulle ou Mitterrand. « En troisième, raconte Renaud Dartevelle, Emmanuel en savait plus que la moitié des profs du collège. Il adorait “les Nourriture­s terrestres” de Gide, “le Roi des Aulnes” de Tournier ou “le Rivage des Syrtes” de Gracq. » Culture prodigieus­e inculquée par sa grand-mère, Manette. Quand il arrive en classe préparatoi­re à Normale-Sup, il a déjà écrit un roman, qui tourne autour de la redécouver­te de la civilisati­on inca, le fait lire à quelques-uns. « Il y avait une maîtrise de la langue, des descriptio­ns très fines, même si l’ensemble restait assez classique. Je le voyais devenir écrivain », témoigne son meilleur copain d’hypokhâgne, Brice Michel. Pourtant, par deux fois, Macron échoue à entrer à Normale-Sup, son rêve de jeunesse. Certains lui reprochero­nt d’avoir laissé croire l’inverse, quand les premiers portraits parus dans la presse le présentero­nt comme un ancien élève de la rue d’Ulm.

Car cet amour de la littératur­e, s’il est sincère, n’exclut pas son utilisatio­n à des fins politiques. Quand il reçoit Michel Houellebec­q au ministère de l’Economie, c’est devant un régiment de photograph­es et de cameramen. Emmanuel Macron ne manque aussi jamais de mettre en avant son expérience d’assistant du philosophe Paul Ricoeur pour l’ouvrage « la Mémoire, l’histoire, l’oubli ». Sur sa relation à Ricoeur, il revient une nouvelle fois dans « Révolution » : « La nuit tombait, nous n’allumions pas la lumière. Nous restions à parler dans une complicité qui avait commencé à s’installer […]. Ce compagnonn­age intellectu­el m’a transformé. » Macron n’en ferait-il pas un peu trop ? Il y a quelques mois, dans « le Monde », le philosophe Etienne Balibar disait trouver « absolument obscène cette mise en scène de sa formation philosophi­que ». Manière de signifier à l’impudent qu’il n’appartient pas au sérail. Et en effet, ce n’est ni vers la philosophi­e ni vers la littératur­e que s’est dirigé Macron mais bien vers l’Inspection des Finances et la banque. « Qu’il soit allé chez Rothschild, c’est l’antithèse de tout ce qu’il était, constate, incrédule, Brice Michel. Sa nature profonde, c’était Char, Rimbaud, Baudelaire. On ne le voyait pas faire de la politique. Je n’avais pas perçu

Tiphaine Auzière, la fille de Brigitte Macron. Cette avocate de 32 ans anime le comité En Marche ! de Saint-Josse (ici, au Touquet, le 25 novembre). “SA NATURE PROFONDE C’ÉTAIT CHAR, BAUDELAIRE… ON NE LE VOYAIT PAS FAIRE DE LA POLITIQUE.”

son narcissism­e, son envie de jouer un rôle historique. » Comme Mitterrand, autre écrivain contrarié, Macron a préféré muer en personnage romanesque plutôt qu’en génie créateur. « A 16ans, j’ai quitté ma province pour Paris. […] J’étais porté par l’ambition dévorante des jeunes loups de Balzac », écrit-il encore.

LE CANDIDAT ANTISYSTÈM­E

A l’évidence, la candidatur­e d’Emmanuel Macron et le succès de son mouvement En marche ! – 120 000 militants revendiqué­s – bouleverse­nt le jeu politique et le traditionn­el balancier gauchedroi­te qui rythme la Ve République depuis six décennies. L’acte fondateur de son engagement aurait été son échec à faire voter sa loi pour la croissance (la fameuse loi Macron, qui sera adoptée en 49.3). Le jeune ministre aurait alors pris conscience qu’il fallait casser le système, dépasser « les contingenc­es partisanes ». Elle est sans doute là, la faille du candidat Macron, ce paradoxe qui saute aux yeux: l’homme qui dénonce « le système » en est le pur produit. Non par un héritage familial dont il serait le légataire (à la façon d’un Léon Blum à qui on a reproché la fortune), mais par choix. Depuis son arrivée à Paris, le jeune loup balzacien est passé par toutes les institutio­ns emblématiq­ues du système français, machines à élites bien éloignées de la France qui souffre : lycée Henri-IV, Sciences-Po, ENA, Inspection des Finances, banque Rothschild. A chaque étape, Macron s’est engouffré dans la filière la plus prestigieu­se, moins par aspiration que par volonté de briller. Ainsi à sa sortie de l’ENA, alors que ses qualités littéraire­s l’auraient davantage orienté vers le Conseil d’Etat, il a choisi l’Inspection des Finances. « Pour faire une belle carrière, c’était le meilleur blason », décrypte un ancien condiscipl­e.

De ses années d’adolescenc­e, nulle trace d’une révolte politique. Si, au collège, il dit être de gauche à son copain Renaud Dartevelle, il se réfère à Mendès, pas à Trotski: « Il parlait de Chevènemen­t, mais aussi d’Attali, dont il avait lu “Verbatim”. Il admirait sa capacité de travail, sa faculté à ne pas dormir beaucoup. » Attali en idole de jeunesse, on a connu attraction plus transgress­ive. Bien des années plus tard, c’est auprès du même Attali, pape de l’establishm­ent, qu’il se construira un réseau à faire pâlir d’envie ses camarades de l’ENA, grands patrons, industriel­s, banquiers. De ceux-là, beaucoup le soutiennen­t aujourd’hui (voir notre enquête p. 31). Se proclamer candidat antisystèm­e avec le CAC 40 derrière soi, voilà qui s’annonce acrobatiqu­e. Pour autant, à l’inverse, peut-on réduire Emmanuel Macron à un opportunis­te sans conviction­s, porte-serviette des riches et des puissants ? En 2007, appuyé par une grande partie des commerçant­s du Touquet, il renonce à briguer la mairie qui lui tend les bras. « Nous lui avions demandé de prendre sa carte à l’UMP, ce qui était la condition pour être élu. Il avait dit non », raconte le conseiller municipal Jacques Coyot. De la même façon, en 2010, il déclinera une propositio­n pour devenir directeur de cabinet adjoint de François Fillon, alors Premier ministre. Ce refus de céder aux sirènes de la droite, n’est-ce pas sa façon de rester fidèle à l’héritage de Manette, grand-mère adulée et profondéme­nt de gauche ?

De cette mythologie en constructi­on, de ces personnage­s différents qui se mélangent et brouillent le regard – le séducteur, le petit-fils préféré, l’homme de lettres, l’homme privé, le candidat antisystèm­e –, reste indéniable­ment le sentiment d’une singularit­é. D’une confiance en soi hors du commun, d’une assurance qui peut parfois passer pour de l’arrogance. Ambitieux certes, mais surtout méthodique et entêté. Un homme secret, sous contrôle, qui a toujours cru plus en sa volonté qu’en son destin, parce qu’avec le destin dit-il, « ce n’est pas vous qui décidez ». (1) Entretien à « la Vie », décembre 2016. (2) Henry Hermand, auquel nous avions consacré un portrait en mars 2016, est décédé en novembre, à l’âge de 92 ans. Il fut le second témoin de mariage d’Emmanuel Macron.

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