Ruwen Ogien
Atteint d’un cancer du pancréas depuis quatre ans, le penseur Ruwen Ogien publie un essai très personnel où il questionne les idées reçues sur la souffrance, l’hôpital, les relations entre patient et médecin. Entretien exclusif
Le philosophe et la maladie
Pour la première fois, alors que votre personnalité ne vous y porte guère, vous exposez dans « Mes mille et une nuits » votre maladie, un cancer du pancréas contre lequel vous luttez depuis près de quatre années. Pourquoi dévoiler cette partie intime de votre existence?
Il y a d’abord des raisons épistémologiques à ce choix. J’ai toujours suivi une méthode « éclectique » en philosophie. Je me sers de tous les matériaux qui me semblent pertinents : règles logiques élémentaires, intuitions communes, faits linguistiques, historiques, psychologiques, sociologiques ou juridiques… Mon pari, c’est que la convergence de ces arguments hétéroclites finira par donner un certain poids à mes hypothèses si elles sont justes.
Pour parler de la maladie, telle qu’elle peut être ressentie par ceux qui en sont victimes, mes matériaux habituels me semblaient toutefois insuffisants ou inadaptés. Je me suis donc lancé dans l’essai à caractère autobiographique sans aucune garantie de trouver un équilibre entre le personnel et l’impersonnel, le pudique et l’impudique, et, surtout, sans espérer pouvoir rivaliser avec le « Mars » (1976) de Fritz Zorn !
Mais mon choix était aussi guidé par des raisons politiques. On peut y voir une forme de résistance à la stigmatisation et à l’infantilisation des personnes atteintes d’un cancer.
Comment s’expriment cette stigmatisation et cette infantilisation?
On a tendance à mentir aux personnes frappées par un cancer ou à utiliser des euphémismes comme « longue » ou « grave » maladie pour désigner leur affection. Il n’y a aucune justification, je crois, à cet état de choses. On prend moins de précautions de langage avec les personnes atteintes de maladies cardio-vasculaires qui ne sont pourtant pas moins mortelles.
Il y a aussi le fait, souligné par certaines enquêtes, que, pour pas mal de gens encore, le cancer est une maladie « contagieuse », ce qui montre le peu d’empressement à faire du fact checking sur cette question !
Par ailleurs, nous savons tous à quel point il est difficile d’obtenir un emploi ou un prêt quand on porte l’étiquette de « cancéreux ». Dans la vie quotidienne, elle nous disqualifie socialement.
Personnellement, je n’ai aucune gêne à dire que je suis atteint par cette maladie qui n’a, pour moi, rien de honteux. Ce n’est pas une maladie « obscène », comme le dit Susan Sontag. C’est juste une affection dont les causes et les développements continuent de nous échapper, ce qui, bien sûr, est une mine à fantasmes…
Parmi les autres raisons politiques de mon « impudeur », si je puis dire, il y a également mon refus viscéral de l’élitisme. De grands intellectuels comme Michel Foucault ou Susan Sontag ont préféré ne pas parler de leur expérience personnelle, au jour le jour, de la maladie. Comme si le fait d’en parler allait les abaisser au rang de vulgaire mortel souffrant. Comme si leur noble existence, leur identité glorieuse, allaient subitement se réduire à cette étiquette de « malade ».
Objet central de votre livre, vous attaquez avec vigueur le « dolorisme », cette conception solidement ancrée en chacun de nous, qui remonte à l’Antiquité, et selon laquelle la maladie serait un défi enrichissant à relever, une épreuve d’élévation morale. De même, vous révoquez l’aphorisme nietzschéen « Ce qui ne me tue pas me fortifie ». Pourquoi dénoncez-vous cette pensée que d’aucuns trouvent plutôt réconfortante?
Le dolorisme voudrait accréditer l’idée que la souffrance a des vertus positives. Ce serait une éducation à la vertu ou un « merveilleux malheur », comme le dit Boris Cyrulnik dans son éloge de la « résilience ». La souffrance serait comme une épreuve, un défi qui révélerait notre caractère, nous pousserait à nous dépasser, à « gratter les fonds de tiroir » de nos possibilités.
Mais, en réalité, le dolorisme peut enfermer les plus faibles, les plus dépendants, les plus gravement malades ou handicapés dans une forme de fatalisme, les pousser à accepter le sort cruel qui leur est fait en société, comme si c’était le mieux qu’ils pouvaient espérer. Au fond, le dolorisme empêche de prendre tout à fait au sérieux la souffrance physique, surtout celle d’autrui. Nous connaissons tous les expressions verbales de cette disqualification : « Cela le fera grandir », « A quelque chose malheur est bon »…
En traitant la souffrance de cette façon condescendante, en valorisant lyriquement la « résilience », on finit par conforter le paternalisme médical, dont il est décidément difficile de se débarrasser.
Comment s’exerce ce « paternalisme médical »? Martin Winckler parlait récemment des médecins comme de « brutes en blanc », « élitistes », plus facilement maltraitants avec les plus précaires…
Une certaine logique sociale de « distinction » pousse les mieux placés sur une échelle hiérarchique à maintenir à distance les plus mal placés, pour ne surtout pas être confondus avec eux. Elle me semble assez clairement à l’oeuvre dans ce monde plus ou moins clos qu’est l’hôpital, où chefs de service et praticiens hospitaliers essaient de maintenir une distance sociale suffisante avec le reste du personnel soignant, une partie de l’administration, et les patients eux-mêmes. Cet effort antidémocratique permanent ne favorise pas l’empathie des médecins envers le petit personnel. Elle exclut aussi la possibilité d’une réelle empathie envers les patients (ce qui est bien dommage pour moi!). C’est l’effet de ce que certains psychologues appellent l’« empathie sélective », selon laquelle nous serions d’autant plus empathiques envers quelqu’un que nous nous en sentons proches socialement. S’il existe vraiment, ce phénomène psychologique expliquerait le détachement des médecins, leur neutralité et aussi, quand c’est le cas, leur brutalité à l’égard de ceux auxquels ils se sentent supérieurs. Cette façon de se comporter vis-à-vis de citoyens adultes en les taquinant ou en les maltraitant m’est assez insupportable. Comme je trouve injuste d’être pour ainsi dire obligé de séduire le personnel hospitalier pour ne pas subir ces humiliations. Le titre de votre livre, « Mes mille et une nuits », souligne cette ambivalence de la relation médicale, le malade pouvant en effet chercher à plaire aux soignants dans l’espoir d’un meilleur traitement, c’est-à-dire dans l’espoir d’un peu plus de vie, comme Shéhérazade avec le grand roi de Perse. En fait, il faudrait lire le titre avec le sous-titre : « La maladie comme
drame et comme comédie » qui exprime mieux l’ambivalence des sentiments du patient. Les témoignages personnels et même les textes théoriques ont tendance à insister sur le côté tragique de l’état dans lequel nous nous trouvons lorsque nous sommes frappés par une maladie grave qui nous diminue, nous cause des souffrances parfois atroces et nous livre pour ainsi dire « nus » aux mains du personnel soignant. Claire Marin a bien décrit cette face tragique de la maladie dans « Hors de moi » (Allia, 2008).
Mais il y a aussi un aspect de bouffonnerie sociale lié au fait que le personnel soignant et les malades jouent pour ainsi dire une partition réglée d’avance. Le patient doit se montrer bon à l’égard du personnel soignant, c’est-à-dire docile, non agressif, peu exigeant… aussi séducteur que Shéhérazade! Loin d’être porté par un sentiment de justice sociale, chaque patient cherche aussi les meilleurs soins pour lui-même, et son horizon mental et affectif, au lieu de s’élargir, peut au contraire se rétrécir.
Face au patient et auprès de ses collègues, le médecin, lui, doit faire étalage de ses compétences et de sa place dans la hiérarchie au moyen de symboles : la blouse blanche, les insignes de couleur, la pose calme et réfléchie, la parole d’autorité, le droit au dernier mot, etc.
Je trouve qu’on n’insiste pas assez sur cette « comédie » de la relation de soins. Or on peut parfaitement dire des choses sérieuses en philosophie sans se prendre soi-même au sérieux. Il en va de même au fond pour mon rapport à mes propres douleurs physiques. Je me moque de ma façon de les mettre en scène, des concessions grotesques que je fais aux charlatans pour essayer de les dominer. Mais cela ne m’empêche pas de prendre la douleur des autres très au sérieux.
Vous exprimez à ce sujet un certain agacement vis-à-vis des médias, qui parlent des progrès faits dans la prise en charge de la douleur physique et psychologique des patients. Vous parlez même de « propagande », tant votre expérience vous semble démontrer le contraire. A quoi tient selon vous ce fossé d’appréciation?
La prise en compte sérieuse de la douleur semble aussi dépendre des relations hiérarchiques à l’intérieur du corps des soignants, de l’expérience personnelle de chacun d’eux, de la division du travail médical. Certains médecins continuent de penser que la douleur est un problème important mais secondaire. Ils en délèguent la gestion au personnel subalterne (infirmières, psychologues, etc.). Ils sont doloristes en réalité, estimant que la douleur n’est pas toujours un mal, ou plutôt rarement le mal principal. Il faut ajouter que la gestion de la douleur est devenue une spécialité (à travers les soins palliatifs par exemple) dont la défense risque de mettre ceux qui l’exercent en conflit avec d’autres praticiens situés plus haut dans la hiérarchie médicale et qui se refusent à reconnaître son importance. Le chemin sera long jusqu’à l’extinction de cette forme de dolorisme !
Vous faites une critique de l’hôpital comme « institution totalitaire ». Qu’entendez-vous par là?
Il ne faut pas prendre l’expression au sens qu’elle a en sciences politiques. C’est seulement un concept introduit par un sociologue génial, Erving Goffman. Il sert à qualifier ce qu’ont en commun ces lieux plus ou moins fermés que sont les casernes, les internats, les couvents, les prisons, les maisons de retraite, les hôpitaux. Comme le fera à sa suite le grand documentariste Frederick Wiseman, Goffman montre et dénonce les rituels de dépersonnalisation et de mortification à l’entrée de ces institutions (attribution d’un numéro, distribution d’uniformes…), la destruction de la vie privée pendant le séjour, ainsi que les conflits permanents entre les reclus et l’encadrement, qui refuse totalement d’être identifié à eux.
Vous établissez également un parallèle entre ces attendus doloristes à l’égard du malade et les motifs inspirants que cette croyance peut fournir aux réactionnaires de tout poil qui appellent au redressement des nations occidentales.
Je vois la résurrection du dolorisme comme l’aboutissement de la critique obsédante, répétitive, purement idéologique du caractère soi-disant « hyperindividualiste » de nos sociétés. C’est une condamnation qui vient de droite comme de gauche, avec, dans les deux cas, de pénibles réminiscences « boy-scout ».
Que dit cette critique ? Nos sociétés devraient être « redressées » par de bons pasteurs, des chefs de troupeau, car elles ont produit un certain genre d’individus détestables, obsédés par le plaisir immédiat, zappeurs superficiels, consommateurs passifs désintéressés de la chose publique, répugnant à tous les sacrifices pour le bénéfice de la « nation », entre autres.
Le discours autoritariste et paternaliste, qui se répand si vite dans toutes les couches de la société et toutes les strates de la vie politique, se présente comme un discours critique à l’égard de cette image sans nuances de nos sociétés, qui auraient perdu le sens du bien commun. Le dolorisme, qui trouve des vertus positives à l’effort, à la souffrance, au sacrifice, est une pièce importante de ce discours antiindividualiste si virulent.
Vous êtes connu pour vos ouvrages sur le libéralisme des moeurs ou sur l’idée d’une morale minimale. Cette expérience extrême de la maladie a-t-elle bouleversé certaines de vos certitudes?
Je crois que j’ai progressivement pris conscience de l’importance des questions métaphysiques pour les patients atteints d’affections graves et de longue durée.
Quant à ma « morale minimale », elle est libertaire et égalitaire. Elle exclut toute justification morale des inégalités économiques et sociales. On en souligne souvent seulement le caractère libertaire. J’espère que ma critique de la relation de soins, de l’hôpital comme institution totalitaire, des injustices qui ne cessent de se multiplier dans le domaine de la santé, fera ressortir l’aspect égalitaire de l’éthique que je défends. Je trouve injuste par exemple de savoir que ma survie pourrait dépendre un jour de critères purement financiers, liés aux restrictions budgétaires des hôpitaux ou aux compagnies d’assurances.
La question de la mort est très peu évoquée dans votre livre. Est-ce volontaire?
Je critique le cliché philosophique disant qu’« il faut apprendre à mourir ». Je me demande ce qu’il peut y avoir de plus dans cette formule bateau que le fait de convoquer le notaire et les pompes funèbres !
Philosophe, directeur de recherche au CNRS, RUWEN OGIEN est l’auteur de nombreux ouvrages, dont « l’Influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine et autres questions de philosophie morale expérimentale » (2011), « Philosopher ou faire l’amour » (2014), « Mon dîner chez les cannibales et autres chroniques sur le monde d’aujourd’hui » (2016). Il publie cette semaine « Mes mille et une nuits. La maladie comme drame et comme comédie » chez Albin Michel.