Cinéma « Mes films rachètent mes péchés », confession de Martin Scorsese
Avec “SILENCE”, le réalisateur de “Taxi Driver” raconte le MARTYRE de deux missionnaires au Japon, et fait le tour de ses obsessions : la FOI, le péché, la grâce. Confession exclusive
Un quart de siècle, et voici le film. « Silence » est une oeuvre d’amour : depuis 1992, Martin Scorsese rêvait de porter à l’écran le roman de Shusaku Endo, publié en 1966. Maintes fois annoncé, maintes fois abandonné, le film est d’une ambition folle. En racontant l’odyssée et le martyre de deux missionnaires chrétiens en 1638, Scorsese aborde les questions qui le taraudent depuis toujours : la foi, le doute, la grâce, le péché, la rédemption. Catholique sombre, cinéaste formidable, le réalisateur, à 74 ans, juge un monde en déréliction. La plupart des films, aujourd’hui, n’ont pas de sens, dit-il. De la part d’un cinéphile comme lui, le constat est alarmant. Dans la foulée de ses deux autres oeuvres de spiritualité – « la Dernière Tentation du Christ » et « Kundun » –, Martin Scorsese livre un film qui est aussi une méditation sur les fins dernières, dont il nous parle avec fièvre. Et où a eu lieu notre rencontre ? A Rome, évidemment. Scorsese, survolté, impatient, était dans la cité sainte pour montrer le film au pape François. Le lendemain, le souverain pontife a reçu le cinéaste. L’entretien a été « très cordial », selon Mgr Dario Edoardo Viganò, préfet du secrétariat de la communication du Vatican.
Qu’est-ce qui vous a attiré dans le livre de Shusaku Endo?
Ce roman a une qualité : on suit le cheminement intérieur des deux missionnaires, le père Rodrigues et le père Garupe. L’histoire est directe : ces hommes vont au Japon, au xviie siècle, pour évangéliser, malgré d’immenses dangers. C’est la base historique. Mais ce qui m’a fasciné, c’est la progression spirituelle, dans le livre : il y a les doutes, la possibilité d’une renonciation, l’interrogation sur le silence de Dieu… Bien qu’il y ait une assise réelle, nous ne savons pas très bien ce qui s’est passé, le Japon étant alors un royaume très secret : certains de ces missionnaires ont été tués, d’autres ont survécu cachés, et il y a eu des apostats. Le coeur du film, pour moi, c’est la confrontation du père Rodrigues avec lui-même. Quelle est son intime vérité ? Peut-il imaginer un monde sans Dieu? Quelle est sa foi ?
Quelle est la vôtre?
C’est mon troisième film où cette question est posée directement. Après « la Dernière Tentation du Christ » et « Kundun », j’y reviens. C’est un sujet qui me passionne, mais qui est insaisissable. Rien ne semble être en place…
Que voulez-vous dire?
J’essaie de comprendre qui nous sommes, quel est le sens de notre existence à travers mes films. Mais, même s’ils sont réussis, ils ne font que tourner autour de la question de notre spiritualité, et de la mienne. Ils n’abordent jamais la question de façon satisfaisante. Film après film, j’en suis arrivé à une certaine limite, qui me permet d’accepter le fait de vivre. Mais j’ai voulu aller plus loin, bien plus loin…
Quand cette exigence de dépassement des limites s’estelle manifestée?
Dès « Mean Streets », où le personnage cherche la sainteté dans la rue. Puis la question de la quête de soi s’est posée de façon cruciale dans « Taxi Driver ». Le point tournant, ce fut « Raging Bull ». Je sortais d’une période très confuse, je savais que je maîtrisais à peu près mon métier, j’avais failli mourir à cause de la drogue, et, dans « Raging Bull », j’abordais la question de la rédemption. Peut-on être pardonné pour une existence mauvaise ? Comment retrouver le chemin de la droiture ? Ces interrogations m’ont laissé exposé, fragile, vidé. C’est alors que j’ai réalisé « la Valse des pantins » et « la Couleur de l’argent ». Le temps est passé, et j’ai enfin pu revenir à mes questionnements sur la religion. J’ai alors songé à faire « la Dernière Tentation du Christ ». Mais l’état dans lequel j’étais, friable, me rendait le travail difficile.
“JE VOULAIS ÊTRE PRÊTRE” Pourquoi la religion est-elle un sujet si torturant, pour vous?
J’essaie de me réinventer, depuis toujours. Mon but a constamment été de devenir différent de celui que j’étais à l’origine. Je voulais m’éloigner du monde dans lequel j’ai grandi. Ce quartier italien, ces rues où toutes les tentations étaient ouvertes, cette foi sombre, tout cela était difficile. De plus, j’étais un enfant chétif, avec de l’asthme, je ne pouvais pas vraiment faire face à cet univers violent dans lequel j’étais jeté. N’oubliez pas que je suis né dans Queens, un quartier de New York très calme, agréable, avec des arbres… En 1949, alors que j’avais 8 ans, nous en avons été expulsés et avons été obligés de nous installer dans Elizabeth Street, à Manhattan. C’était un quartier pauvre, voire misérable, peuplé d’Italiens. Mon père était né là. Il régnait une atmosphère de violence, il y avait des bagarres de gangs, des gosses qui traînaient, et nous étions tout près de la Bowery, le bloc d’immeubles le plus miséreux de Manhattan, où la criminalité était la plus forte. Les pauvres mouraient dans la rue, le chaos était constant. Le seul endroit où on pouvait trouver un peu de quiétude? L’église. Etre là, c’était bon. Il y avait deux ou trois prêtres sympathiques ; les nonnes, elles, étaient plus dures.
Vous êtes toujours un enfant d’Elizabeth Street?
Les histoires, les gens, les drames d’Elizabeth Street sont constamment avec moi. Je suis issu de là, c’est ce que je suis : un gosse italien de cette rue. Comment gérer moralement une vie dont le départ a été si compliqué ? Comment devenir un homme décent ? Je n’avais que deux voies possibles : devenir un voyou ou un prêtre. Deux voies qui exigent une forme d’engagement. A 14 ans, j’ai choisi d’entrer au séminaire.
C’était votre façon de résoudre le conflit intérieur?
Oui, mais de fait je ne l’ai jamais résolu. Le petit séminaire, où je suis resté deux ou trois ans, m’a donné une colonne vertébrale. Entre-temps, j’ai connu des gars qui ont sombré dans l’alcool, d’autres qui ont été tués. La vie n’était pas une chose amusante, c’était une affaire très sérieuse, grave même. On n’est pas sur terre pour s’amuser… Et puis, quand je suis sorti du séminaire, il y avait un vent de liberté, on faisait des films facilement, la Nouvelle Vague donnait l’exemple. Je me suis lancé. J’avais trouvé ma voie… Au fil des ans, en faisant des films, j’ai ressenti une forme de vide. Au-delà de la satisfaction de mon travail. Depuis l’époque de « Raging Bull », j’essaie de trouver une certaine quiétude spirituelle, grâce au cinéma. Et c’est ce qui fait que « Silence » est un film très personnel. Il manifeste, pour moi, qu’il y a autre chose dans la vie que la simple vie. Mes valeurs personnelles ont évolué : je cherche une lumière.
Les questions de tolérance, d’apostasie, de martyre, d’assassinat motivé par la religion, qui sont abordées par le film, ont une actualité brûlante…
C’est d’autant plus intéressant que j’ai entrepris de travailler sur « Silence » depuis 1992. Tout d’abord, je ne suis pas arrivé à écrire le scénario. Puis, les années passant, les difficultés se sont accumulées : droits littéraires, démêlés avec les producteurs, fonds manquants, etc. Finalement, en 2006, j’ai un scénario achevé. L’argent est alors difficile à acquérir : Hollywood n’est pas intéressé. Des collaborateurs tombent malades, des acteurs se retirent, tout s’arrête. Je tourne d’autres films, « Shutter Island », « Hugo Cabret », « le Loup de Wall Street », et finalement on arrive à tout aplanir. Le hasard veut qu’il y ait aujourd’hui une résonance particulière, sur la question du fanatisme. Mais ce n’était pas mon propos initial. Le temps s’est chargé de la besogne.
Le père Rodrigues, dans le film, est-il un exemple, selon vous?
La question se pose. Il se demande s’il est un bon chrétien, et, en conséquence, il va sacrifier des vies humaines, ou s’il doit renoncer à sa foi, et sauver des gens. Doit-il nier ce qu’il est? Peut-il se livrer à un ego trip ou lâcher ses convictions? S’il se cramponne à sa foi, il va condamner des paroissiens. S’il apostasie, s’il piétine son âme, il va sauver ces hommes et ces femmes, qui sont devant lui, pendus par les pieds, la tête dans une fosse.
« SILENCE », par Martin Scorsese (en salles le 8 février).
C’est le moment de vérité.
C’est précisément dans son renoncement qu’il va trouver sa foi profonde. On ne peut jamais dire : je suis sauvé. C’est une lutte de chaque jour, de chaque minute. La rédemption n’est jamais accomplie, terminée, cousue. On n’en finit pas.
“QUAND LOU REED M’A SAUVÉ” Vous avez donc tourné « Silence » pour racheter vos péchés?
Je savais que vous alliez me poser la question ! Mais j’ai fait tous mes films dans ce but ! [Eclats de rire.] J’ai 74 ans, et la fin de ma vie se rapproche… Quant à la fin du film, je vous laisse juge. Le père Rodrigues devient-il un vrai chrétien, à sa mort ? Ou pas ? C’est une question qui se pose dans « la Puissance et la Gloire », le roman de Graham Greene, dont John Ford a tiré un film raté, avec Henry Fonda : sans doute le cinéaste, qui était irlandais et catholique, était-il trop proche de ces interrogations pour les aborder facilement. Il est resté en surface, et a fabriqué des images sublimes, en noir et blanc, mais sans intérêt réel.
Un autre cinéaste, John Huston, a abordé les rapports de l’Occident et du Japon, avec « le Barbare et la Geisha », en 1958…
Raté ! Totalement raté ! John Wayne était tellement mécontent du film qu’il a menacé Huston de lui casser la gueule! C’était oublier que Huston avait été boxeur ! Mais il reste cette idée que l’Orient a des choses à nous apporter, que la confrontation peut être violente, mais aussi bénéfique.
Comment cette confrontation peut-elle être lissée, sur le plan spirituel?
Par la grâce. Celle-ci nous touche par moments. Un geste, une minute, et elle est là. Il y a deux choses dont l’absence m’interdirait de vivre : le cinéma et la grâce. Il y a des gens qui nomment cela de la chance. Mais ce n’est pas de la chance. C’est… une façon de diriger sa vie. Il ne faut pas chercher à l’obtenir, cette grâce. Mais il faut la reconnaître quand elle nous est donnée.
Avez-vous jamais douté de l’existence de Dieu?
Si, bien sûr. C’est l’une des raisons qui m’ont conduit à faire ce film. Souvenez-vous de cette scène dans « les Communiants », le film de Bergman. Le pasteur s’habille dans la sacristie, se prépare à dire la messe, fait face à l’autel, et se retourne : il n’y a personne. Il poursuit quand même le rituel. Dieu est-il là ? On ne sait pas. Mais il faut faire comme si.
Dans « Fanny et Alexandre », Bergman représente Dieu sous la forme d’un grand masque de carnaval… Une marionnette! Une plaisanterie!
Comment sait-on si Dieu est une plaisanterie ? Ou une araignée, comme dans « A travers le miroir »? Bergman avait ses doutes. Moi aussi. Dans les années 1970, j’ai perdu la foi. A l’époque de « New York, New York », j’étais en vrac. La seule chose qui m’ait maintenu à flot, c’est la musique de « The Last Waltz ». Puis je suis tombé dans un trou noir. Rien. Même le désir de créer avait disparu. Je n’avais plus de raison de vivre. J’en suis sorti grâce à Lou Reed. Je travaille sur le mixage de « Raging Bull », et je descends dîner dans mon hôtel. Lou Reed est là. Je m’approche, je me présente, nous parlons. Il est très accueillant. Je l’invite à la projection du soir, et quelqu’un se demande si la scène finale, où Jake LaMotta se regarde dans le miroir, n’est pas de trop. Et Lou Reed s’exclame : « Non, non, il faut garder cette scène ! C’est sa rédemption ! » Il y avait très longtemps que je n’avais pas entendu ce mot. C’était la clé du film, et je ne le savais pas ! Merci, Lou Reed !
Où en êtes-vous, avec Dieu, aujourd’hui?
Je suis croyant, profondément. Et je regrette que la spiritualité n’ait plus la même valeur, dans cette société engloutie par l’idée de la consommation. De temps en temps, il faut faire un film qui redonne du sens à nos vies.