L'Obs

Turquie « Erdogan a échoué en Syrie »

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Que peut-on conclure de l’accumulati­on de revers subis, ces dernières semaines, par Erdogan?

Ces développem­ents illustrent la faillite totale de la politique étrangère de la Turquie. Il y a quelques mois encore, Erdogan envoyait des troupes en Syrie, exigeait la démission de Bachar al-Assad, protestait contre les interventi­ons du grand rival iranien en Syrie, en Irak, etc. Aujourd’hui, il est clair qu’il a capitulé devant le puissant tandem Iran-Russie. Il est contraint de reconnaîtr­e la suprématie de l’Iran en Syrie, en Irak, au Liban, c’est-à-dire précisémen­t dans tout cet arrière-pays jadis ottoman qu’il rêvait de reprendre sous son aile. Quant aux attaques de plus en plus graves de l’Etat islamique sur le sol turc, elles étaient malheureus­ement prévisible­s. L’AKP [le Parti de la Justice et du Développem­ent, NDLR], parti islamiste au pouvoir à Ankara, a joué avec le feu en laissant les djihadiste­s s’installer en Syrie. Depuis l’entrée des troupes turques sur le territoire syrien et l’offensive sur des localités tenues par Daech, la Turquie est en butte à la vindicte de Daech et doit en subir les conséquenc­es avec des attentats sur son sol, des tensions et des conflits difficiles à gérer.

Pourquoi la Turquie, qui s’est longtemps tenue à l’écart du monde arabe, s’est-elle tant impliquée dans le conflit syrien?

Cela tient au changement du pouvoir à Ankara. En 2003, la Turquie passe aux mains de l’AKP, qui, contrairem­ent aux kémalistes, se sent des affinités fortes avec le monde musulman, et décide de pacifier ses rapports avec ses voisins. Erdogan ne s’attend pas du tout à ce que le monde arabe bascule dans une contestati­on massive en 2011. A peine quelques semaines avant les « printemps arabes », en novembre 2010, il recevait le prix Kadhafi des droits de l’homme. Ankara n’avait à l’époque aucune objection à traiter avec les régimes autoritair­es arabes. Avec la rébellion des sociétés arabes, Erdogan prend conscience de la profondeur du changement. Il y voit la possibilit­é de créer une vaste alliance informelle, une sorte de fédération de Frères musulmans et autres partis proches de l’AKP turc : le Parti de la Justice et du Développem­ent au Maroc (PJD), Ennahdha en Tunisie, les Frères musulmans en Egypte, en Libye, en Syrie, en Jordanie… Sous la houlette de la Turquie, bien entendu. C’est l’occasion de réaliser ce rêve millénaris­te : rendre à la Turquie sa place de pilier, de bras armé et de leader du monde musulman sunnite, place qui lui aurait été arrachée par les « puissances ennemies » en 1918.

La défaite turque lors de la Première Guerre mondiale reste donc très présente dans l’esprit des Turcs?

Oui. Il faut comprendre la vision extrêmemen­t turco-centrée et islamo-centrée qui anime Recep Tayyip Erdogan et l’AKP, selon laquelle la Turquie est un des très rares « acteurs de l’histoire » chargés d’une mission, mission qui dépasse ses frontières et englobe la totalité du monde musulman. En ce sens, la Première Guerre mondiale, qui est vue non comme un conflit intraeurop­éen, mais comme la guerre des puissances liguées contre l’Empire ottoman, n’est pas terminée. Les mêmes puissances veulent aujourd’hui empêcher la Turquie de réaliser sa mission unificatri­ce de l’islam. Ce sont elles qui vont provoquer l’échec du grand projet fédérateur. Les représenta­nts des partis frères de l’AKP sont soit battus aux élections soit violemment renversés, comme Mohamed Morsi en Egypte. Il ne reste plus que la Syrie. Erdogan fait pression sur son « frère » Bachar al-Assad pour qu’il réalise des réformes « démocratiq­ues ». Devant le refus de ce dernier, il décide alors d’intervenir dans le conflit, histoire de

donner une leçon à Bachar et d’utiliser la Syrie comme tête de pont dans la conquête arabe, à laquelle il n’a pas renoncé.

Pourquoi la stratégie turque a-t-elle échoué?

A la fois pour des raisons intrinsèqu­es – elle était sans doute trop ambitieuse – et à cause de conditions externes. A commencer par l’aggravatio­n du conflit syrien sous l’influence des trois Etats qui intervienn­ent : l’Iran, d’une part, l’Arabie saoudite et la Turquie, de l’autre, concourent à « confession­naliser » un conflit qui n’était pas religieux à l’origine. Ces trois pays portent une responsabi­lité historique majeure dans le drame syrien. L’Iran va soutenir Bachar al-Assad et mobiliser le Hezbollah libanais à partir de 2013 contre l’opposition. L’Arabie et la Turquie « sunnitisen­t » de leur côté l’opposition, qui dès lors glisse vers le djihadisme. La Turquie ouvre ses frontières aux groupes islamistes et devient « l’autoroute du djihad », pour reprendre l’expression du journalist­e turc Kadri Gürsel (aujourd’hui emprisonné). A quoi s’ajoute un dernier élément : le facteur kurde, qui devient décisif en juillet 2012.

Que se passe-t-il en juillet 2012?

Le 18 juillet, un attentat majeur perpétré par l’opposition syrienne à Damas décapite largement le régime. Le beau-frère de Bachar al-Assad est tué, et son frère en ressort sans doute paralysé. La réaction est immédiate : dès le lendemain, Damas décide d’utiliser l’aviation et écrase le pays sous un tapis de bombes. Et il se désengage des régions kurdes du Nord, parce qu’il ne peut plus contrôler tout le territoire, mais aussi pour punir la Turquie. Enorme déconvenue pour Erdogan, qui doit désormais compter avec la naissance d’une nouvelle région kurde autonome. Baptisé Rojava, ce Kurdistan syrien est rapidement dominé par le PYD [le Parti de l’Union démocratiq­ue], proche de l’ennemi de toujours, le PKK. Les vastes projets d’Erdogan en sont bouleversé­s : sa priorité est désormais de saper l’émergence de cette menace.

A l’époque, Erdogan était en pourparler­s de paix avec le PKK. Pourquoi a-t-il préféré s’allier aux groupes armés islamistes contre les Kurdes de Syrie?

Sans doute parce que l’AKP se sentait plus d’affinités avec les islamistes et craignait une nouvelle dynamique d’autonomie kurde dans la région. Certes il a entamé un rapprochem­ent avec le PKK dès 2013, mais ce processus dit « de paix » a tourné court. De fait, l’offre d’Erdogan n’était pas acceptable aux yeux de la société kurde. L’AKP a fait aux Kurdes une propositio­n au fond assez proche de celle que l’Empire ottoman avait faite aux Arméniens avant la Grande Guerre : vous êtes reconnus en tant que groupe distinct, vos partis et organisati­ons sont autorisés, nos torts à votre égard seront corrigés, mais à une seule condition, que vous vous soumettiez au projet d’une Turquie dominante définie comme turque et musulmane. Le refus des Arméniens avait constitué l’une des causes du génocide de 1915. Les Kurdes ne courent pas le même risque aujourd’hui, mais ils ne pouvaient accepter ce marché, leur projet consistant à refonder la Turquie sur des bases égalitaire­s. C’est pourquoi le régime d’Ankara est entré dans un nouveau cycle de répression contre les Kurdes en Turquie. Et en Syrie, on l’a vu lors de la bataille de la ville kurde de Kobané en 2014, il a clairement pris le parti des agresseurs de l’organisati­on Etat islamique contre les habitants.

A-t-on des preuves de la complicité turque avec l’Etat islamique?

Il existe des preuves innombrabl­es sinon de complicité, tout au moins de complaisan­ce. La presse a publié des vidéos de voitures piégées par Daech sur le territoire turc et traversant la frontière pour aller exploser parmi les Kurdes de Kobané, des photos de dirigeants de l’EI soignés dans les hôpitaux turcs, des enregistre­ments faits par les services turcs de conversati­ons entre les passeurs et les combattant­s de l’EI, etc. Après l’attentat d’octobre 2015 qui a fait 102 morts dans un rassemblem­ent de Kurdes à Ankara, le Premier ministre a déclaré que son gouverneme­nt possédait la liste complète des militants de Daech, mais que, la Turquie étant un Etat de droit, il ne pouvait intervenir contre eux tant qu’ils n’étaient pas passés à l’acte. Au même moment, des centaines de personnes étaient arrêtées pour une simple insulte au président…

Où en sont les grands projets civilisate­urs d’Erdogan?

Ils sont suspendus pour l’instant, en attendant que la « menace » kurde en Syrie soit matée. L’armée turque occupe déjà une enclave qui coupe en deux le territoire kurde et veut d’abord chasser les Kurdes de l’ouest de l’Euphrate avant de s’en prendre aux régions plus importante­s à l’est du fleuve. En ce moment, elle mène une offensive difficile contre Al-Bab, ville principale de l’enclave. Or Daech, qui occupe cette grosse agglomérat­ion arabe de 80 000 habitants, est solidement installé. Ankara, qui ne dispose comme alliés locaux que de 2 500 combattant­s islamistes médiocres, a déjà enregistré de lourdes pertes. Sans compter l’exportatio­n du conflit sur le territoire turc sous forme d’attentats, dont on peut craindre qu’ils ne se multiplien­t au fur et à mesure du durcisseme­nt des affronteme­nts à Al-Bab.

Que sait-on de la présence de Daech en Turquie?

On la connaît assez mal. Il y a deux ans, selon les services turcs, de 1000 à 3 000 combattant­s de l’EI se trouvaient sur le sol turc, avec des concentrat­ions importante­s à Gaziantep et Urfa, près de la frontière syrienne, et des relais à Istanbul et à Ankara. Ils peuvent malheureus­ement passer à l’action, en visant par exemple des cibles touristiqu­es. L’attentat de la discothèqu­e à Istanbul montre également que l’EI est capable de s’organiser au sein des diasporas d’Asie centrale. La connaissan­ce que les services avaient de ces milieux risque de ne plus être pertinente à la suite de la répression post-coup d’Etat qui continue de frapper toutes les institutio­ns…

Que penser de l’assassinat de l’ambassadeu­r de Russie par un policier turc?

C’est extrêmemen­t inquiétant. Les organes de sécurité et les forces paramilita­ires auxquels le régime fait de plus en plus appel sont eux-mêmes radicalisé­s, et surtout tendent à s’autonomise­r. La rhétorique anti-occidental­e du régime y contribue grandement : quand l’Etat fait campagne contre la « fête païenne » de Noël, on ne peut s’étonner de voir, comme ce fut le cas il y a un mois, des voitures de la municipali­té d’Istanbul participer ouvertemen­t à une manifestat­ion réclamant le retour du califat… Des analystes réputés tels que Cengiz Candar ou Fehim Tastekin avaient mis en garde contre un risque de « pakistanis­ation » : ce pays, qui avait soutenu les talibans, avait perdu le contrôle d’une partie de son territoire. Quand on joue avec les talibans, on se « talibanise »…

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 ??  ?? Hamit Bozarslan est historien et politologu­e, directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales. Spécialist­e de la Turquie, de l’espace kurde et du Moyen-Orient, il a publié « Histoire de la Turquie contempora­ine » (La Découverte,...
Hamit Bozarslan est historien et politologu­e, directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales. Spécialist­e de la Turquie, de l’espace kurde et du Moyen-Orient, il a publié « Histoire de la Turquie contempora­ine » (La Découverte,...

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