Patrick Boucheron La France en 146 dates
Emmené par Patrick Boucheron, un collectif d’universitaires ressuscite l’histoire par dates, comme dans les manuels d’hier. A une différence : chaque événement est inscrit dans son contexte mondial. Le résultat est une fresque époustouflante, antidote à t
Pour entrer dans ce gros volume, on vous suggère de l’ouvrir au milieu. Par exemple, à l’année 1682. Que s’est-il passé à cette date-là ? Au mois de mai, Louis XIV et sa cour s’installent définitivement à Versailles. Chacun a appris à l’école la fonction politique du château, de sa galerie des Glaces et de son étiquette : en se donnant en spectacle, le Roi-Soleil subjugue la noblesse et assoit son pouvoir absolu. On sait moins que ce faste était aussi un produit d’exportation, une arme de soft power. Il s’agissait d’épater l’opinion publique européenne par un déferlement de luxe. Un soin méticuleux est mis dans l’accueil des étrangers, on publie des guides touristiques – dont certains écrits par le roi –, et l’administration n’hésite pas à
justifier le coût des cérémonies royales par la nécessité « d’exciter la curiosité des étrangers et d’occasionner par là une circulation et une consommation avantageuses à l’Etat ».
Avec cette face inédite de Versailles, le ton est donné : il n’y a pas d’histoire de France qui vaille si on oublie tout ce qui lui est venu de l’extérieur, si on l’ampute de ce qui n’est pas elle-même. Professeur d’histoire au Collège de France et nouvelle star de sa discipline, Patrick Boucheron veut la rénover, en la rendant à la fois plus lisible et moins nationalo-centrée. Depuis longtemps, il voulait réhabiliter la date comme plaisir du récit, comme chemin privilégié pour visiter le passé. Mais comment éviter de revenir à l’histoire de jadis, où l’an 800, 1515 et 1789 s’enchaînaient comme autant de faits héroïques imputables au génie de la nation ? Sa solution a été d’inscrire chaque événement retenu dans son contexte mondial. Non que la France ait un destin d’exception nécessitant de mettre à son service tout le globe. Au contraire, il s’agit de faire descendre la grande nation au rang des autres pays, de montrer qu’elle n’a cessé d’être en interaction avec ses voisins, et au-delà. D’où cette « Histoire mondiale de la France » en 146 dates, où l’on croise un prince turc réfugié en Auvergne, des mercenaires suisses, des ambassadeurs venus du Siam, un drapeau brésilien, une explosion nucléaire au Sahara…
Dans ce joyeux dédale, chaque lecteur peut se faire son propre itinéraire spatio-temporel. Ainsi, de Versailles, on peut se projeter à Pamiers, bourgade de l’Ariège, en l’an 1446, où Antoine Simon, esclave noir de Barcelone, a trouvé refuge. Son propriétaire veut le reprendre, mais les habitants arguent de la coutume locale qui veut que tout homme ayant mis le pied sur le territoire de la ville est réputé libre. Ce récit est l’occasion de découvrir que l’esclavage prospère autour de la Méditerranée, y compris à Montpellier, Marseille ou Avignon, où l’on vendait et achetait des Russes, des Tatars, des Turcs, des Bulgares, puis des Noirs ramenés par les expéditions portugaises. Le commerce transatlantique n’a rien inventé…
Continuons à remonter le temps et arrêtons-nous à l’an 1215. La Sorbonne ouvre ses portes et c’est Erasmus avant l’heure, avec des étudiants qui viennent de toute l’Europe et un tiers du corps enseignant qui est anglais. Plus en amont, voilà 1095 : à Clermont, un pape français, soutenu par des troupes essentiellement françaises, lance l’appel à la croisade – et l’on mesure la responsabilité des Francs dans cette préfiguration des expéditions coloniales. A propos de christianisme, sait-on que Martin de Tours, le premier saint français bien de chez nous (mort en 397), venait de l’actuelle Hongrie ? Ou qu’en 48 apr. J.-C. une délégation de Gaulois réclama le droit d’accéder au Sénat de Rome, avec le soutien de l’empereur Claude, lui-même né à Lyon ?
Redescendre le calendrier vers l’aval nous en apprend autant. A l’entrée « 1794 », on découvre avec grand intérêt, sous la plume de Guillaume Mazeau, que la Terreur, loin d’être une invention de Robespierre, était un concept et une pratique de gouvernement largement répandus chez les dirigeants européens d’alors. Etonnantes également : la passion de l’opinion européenne pour la guerre d’indépendance des Grecs (1825) ; la loi de naturalisation qui fabriqua un million de Français en une décennie (1927) ; la prise de position de la gauche française contre le coup d’Etat au Chili (1973). Et mention spéciale pour le récit des attentats anarchistes (1892), qui nous permet d’apprendre que, le jour où une bombe explosa au Palais-Bourbon, le président de la chambre, légèrement blessé, lança : « Messieurs, la séance continue ! »
Alors, quoi de commun entre tous ces événements ? Qu’ont-ils de spécifiquement français ? Eh bien, rien ! La France est un territoire où des hommes sont passés, ont vécu, se sont organisés pour vivre ensemble, et c’est tout : voilà ce que nous dit ce récit trépidant, dont chaque histoire est comme l’épisode à suivre d’une BD-feuilleton. Sauf qu’il n’y a jamais de suite, car l’épisode suivant se passe ailleurs, parle de tout autre chose, avec des gens qui n’ont rien à voir. Ici, la nation n’est pas une continuité ni un ADN, encore moins une origine, mais une succession d’aléas, un fatras doux et violent, une vaste aventure collective sans signification particulière. Le contraste est frappant avec les « Lieux de mémoire », de Pierre Nora, autre ouvrage collectif datant de 1984, qui proposait de lire l’histoire de France comme un « héritage ». Au reste, dans son introduction, Boucheron épingle son devancier comme « point de bascule » vers une conception identitaire de la nation.
Allez, pour le plaisir, faisons un dernier saut au-dessus des siècles. Nous voici 5 800 ans av. J.-C., et c’est l’archéologue Jean-Paul Demoule qui tient la plume. Il décrit la progression des peuplades du néolithique depuis le Danube jusqu’au Rhin et au Bassin parisien. Les morts sont enterrés sobrement et de façon égalitaire. Mais quand le peuplement bute sur le littoral atlantique, les tensions démographiques apparaissent, les inégalités sociales deviennent visibles, les villages se fortifient, la figure du guerrier s’impose. C’est l’avènement des « sociétés à chefferies ». Ce tournant majeur – peut-être le plus grand de l’histoire de l’humanité – relève-t-il de l’identité nationale au motif qu’il a eu lieu sur le sol français ?