L'Obs

Littératur­e Le mystérieux Monsieur Chevillard

C’est à la fois un ÉCRIVAIN CULTE pour quelques milliers d’initiés, le CRITIQUE FÉROCE du “Monde” et un HOMME INVISIBLE. Visite chez lui à Dijon

- Par DAVID CAVIGLIOLI

Eric Chevillard n’aime pas le roman, mais il est devenu romancier en 1987, dans le bureau de Jérôme Lindon, patron des Editions de Minuit. Chevillard lui avait envoyé son premier livre, « un poème en prose, enfin une sorte de texte, très beckettien ». A 23 ans, il avait passé presque toute sa vie à Chemillé, dans le Maine-et-Loire. Il était le fils du maire, qui était aussi le notaire. Sa famille était très nombreuse et très catholique. Elle comptait plusieurs prêtres. « Des gens justes et austères. » Il était adolescent à la fin des années 1970, mais à l’entendre il a grandi dans la France d’avant-guerre. Sa rébellion littéraire avait un peu de retard. « C’est bien mais ce n’est pas un roman. Le roman est la seule voie possible pour un jeune écrivain », lui a dit Lindon, éditeur de Beckett. « Le conseil m’avait énervé, dit Chevillard, mais il avait raison. Depuis, je n’ai fait que ça. Trouver des biais romanesque­s pour écrire autre chose. »

Il publie aujourd’hui « Ronce-Rose », son trenteneuv­ième livre. Un cliché veut qu’ils se ressemblen­t tous. Ce n’est pas tout à fait vrai, mais ils ne dissemblen­t pas non plus : un motif narratif souvent potache (un homme inexistant, la haine du gratin de chou-fleur, l’extinction subite des orangs-outans), prétexte à des cascades de jeux littéraire­s, de pièges logiques, de trouvaille­s. L’écrivain Pierre Jourde, son grand ami, y voit l’incarnatio­n du fameux voeu flaubertie­n, le « roman sur rien », la « littératur­e à l’état pur » entièremen­t générée par le langage. Olivier Bessard-Banquy, professeur de littératur­e à Bordeaux, qui a codirigé avec Jourde un colloque sur Chevillard, pense qu’« il s’est forcé à entrer dans le moule du pseudo-roman. C’est une obligation formelle, voire un impératif social, qu’il contrecarr­e en permanence par son écriture, pour dire qu’il ne lui convient pas ». Dans un moment dominé par le roman réaliste, ses livres n’ont jamais marché, mais il a gagné la dévotion de quelques milliers de lecteurs, une phalange chevillard­ienne où on trouve beaucoup d’écrivains, de professeur­s et d’écrivains-professeur­s. Chevillard reconnaît qu’il plaît surtout aux universita­ires blanchis sous le harnais moderniste, lassés par la fiction à faible teneur conceptuel­le. « J’espère qu’ils ne sont pas les seuls à me lire, mais ce sont des lecteurs idéaux, dit-il. Ils ne tombent dans aucun piège, ils repèrent tout. »

“UNE PHOBIE SOCIALE”

Longtemps Chevillard a renforcé sa réputation de fou littéraire en refusant toute apparition publique, par « phobie sociale ». Il n’a jamais eu de métier alimentair­e. Ses livres se vendant peu, il vivait pauvrement à Paris dans un studio minuscule où il ne recevait personne. Il écrivait la nuit, dormait le matin, passait ses après-midi à lire ou aller au cinéma. « Il était farouche, se souvient Bessard-Banquy. Il interdisai­t qu’on le photograph­ie. Il refusait d’aller présenter ses livres en librairie. » Chevillard vit aujourd’hui au centre de Dijon, dans un manoir décrépit à la façade grise, aux volets clos, encadré par les arbres morts. Il ne manque que les corbeaux sur les cheminées pour nous persuader qu’on entre chez un écrivain maudit, vivant dans la misanthrop­ie et les toiles d’araignée. « C’est moins glauque l’été, dit-il, percevant notre angoisse. Les propriétai­res viennent rarement. On leur loue une aile du manoir. » Il vit là avec ses deux filles (6 et 8 ans) et sa compagne, professeur de philosophi­e. A l’intérieur, tout est plus joyeux. On pourrait être chez un auteur à succès.

Sa « vie plate d’écrivain-fonctionna­ire, entièremen­t dévouée à l’écriture », il a dû l’abandonner avec son déménageme­nt à Dijon, où il a suivi sa femme, et la naissance de ses filles. « J’ai été très seul, dit-il, mais je l’entretenai­s. Il y a une complaisan­ce du solitaire. C’est peut-être pour ça que j’en suis sorti. J’ai compris que je ne pouvais pas vivre en autarcie complète, que je finirais par me dévorer. Je me lève tôt, pour mes filles. J’écris le jour, dans des cafés. J’ai dû me faire violence pour sortir de mon trou, mais je ne le regrette pas. Et puis je m’y recroquevi­lle encore fréquemmen­t. »

Il y a six ans, Chevillard est sorti encore un peu plus de son trou en acceptant une chronique dans « le Monde des livres », surprenant beaucoup de ses proches. « Je pensais qu’il ne tiendrait pas trois semaines, dit l’un. Il s’est un peu forcé, notamment pour le revenu que ça lui apportait, mais il s’est pris au jeu. » Il est aujourd’hui un des critiques les plus lus de France, sans avoir « jamais mis un pied au ‘‘Monde’’ ». « Ça évite la connivence, même si, bien sûr, toute pureté est impossible. » Comme souvent dans le cirque critique, ce sont ses articles négatifs qui l’ont fait remarquer. Il a ironisé sur plusieurs intouchabl­es : Modiano (« pas des livres mais des aérosols : ambiance Modiano »), Le Clézio, Quignard. Son article sur Modiano, une semaine avant le Nobel, en 2014, lui a valu d’être traité de « connard » par Pierre Bergé, actionnair­e du « Monde » (et de « l’Obs »), qui a aussi tweeté : « Pauvre Chevillard que personne ne lit et qui se venge en démolissan­t Patrick Modiano. »

Chevillard a aussi le courage paradoxal de s’attaquer aux écrivains à succès moins respectés, ce que peu de critiques osent faire par crainte de sembler méprisants. Il a écrit sur Eric-Emmanuel Schmitt (« faiseur malfaisant »), Yasmina Khadra (« illustre avec exhaustivi­té

« RONCE-ROSE », par Eric Chevillard, Minuit, 142 p., 13,80 euros. « L’AUTOFICTIF À L’ASSAUT DES CARTELS », L’Arbre vengeur, 220 p., 15 euros.

toutes les façons d’échouer qui s’offrent à un écrivain »), Frédéric Beigbeder, Jean-Marie Rouart, Jean Teulé, Joël Dicker, Alexandre Jardin (« notre plus grand génie comique, et sans doute ne le sait-il pas »). « Pour Eric, dit un ami, la mauvaise littératur­e n’est pas qu’une balourdise, c’est une escroqueri­e, une opération stratégiqu­e pour nous détraquer le cerveau avec des idées toutes faites sur l’existence. »

“ON CÉLÈBRE DES IMPOSTURES”

« Quand vous attaquez un livre, dit Chevillard, on répond que vous êtes un raté vindicatif. Mais non. Les mauvais livres prennent de la place. Ceux d’Alexandre Jardin ou d'Eric-Emmanuel Schmitt sont des festivals de barbarisme­s. Ceux de Beigbeder sont bâclés, et fiers de l’être. Il suffit de les citer pour s’en rendre compte. En musique, tout le monde sait reconnaîtr­e un violon qui grince. Même dans la moins bonne chanson, les instrument­istes savent jouer. En littératur­e, on célèbre des impostures. On leur donne des positions. Ils siègent dans des jurys. Concourir pour le Goncourt, c’est se demander si son livre sera validé par Schmitt, ce que je trouve humiliant. Avant, il y avait une causticité critique, qui a disparu. L’écrivain était une créature agressive. Puis s’est répandue une lecture désinvolte et peu concernée. Il se produit autant de bons livres, mais la littératur­e ne mord plus. Elle est émoussée par la bienveilla­nce et l’indifféren­ce. »

Chevillard prête une attention presque exclusive à l’esthétique de la phrase, « unité de mesure » du travail littéraire, à une époque où le style n’est plus une valeur déterminan­te pour beaucoup de lecteurs, et où de jeunes romanciers comme Tristan Garcia ou Aurélien Bellanger se défient du formalisme pour revenir au pur roman à intrigue. « J’avoue avoir du mal à lire les vrais romans ou les polars, dit-il. Le cinéma se charge très bien de raconter des histoires. Sarraute disait qu’avec le cinéma on n’avait plus besoin de Balzac, et qu’il fallait écrire autre chose. » Il est dans la situation paradoxale d’un « écrivain conservate­ur d’avant-garde », selon Bessard-Banquy. Lui-même dit que « l’écrivain aujourd’hui est forcément conservate­ur. J’essaie de me garder du mépris pour l’époque, et je suis trop structuré politiquem­ent pour basculer dans une position à la Renaud Camus, mais l’écrivain est sans cesse renvoyé à sa vétusté, voit son monde sans cesse attaqué. » Postmodern­e antimodern­e, il est « adversaire du téléphone portable » (« C’est beaucoup trop beau comme objet. C’est ce dont l’humanité a toujours rêvé. Rien que pour ça, on devrait s’en méfier. ») Mais il est un des rares écrivains à bien se servir d’internet : depuis dix ans, autre sortie de trou, il tient « l’Autofictif », un microblog quotidien d’aphorismes et de fragments, où il peut s’épargner de faire tout un roman pour fabriquer des phrases. (Le neuvième volume, « l’Autofictif à l’assaut des cartels », paraît ces jours-ci en livre.)

Avec le temps il s’est fait des ennemis, qui reprochent à ses livres d’être, le mot revient souvent, vains. Frédéric Beigbeder, porte-voix assidu des anti-Chevillard, a par exemple écrit dans « le Figaro Magazine » : « Ces exercices de style parfaiteme­nt rigolos et vains n'ont d'autre prétention que de démontrer que la littératur­e est un exercice de langage rigolo et vain. On a envie de dire à Chevillard que ça va, ça y est, depuis vingt-cinq ans qu'il fait la même démonstrat­ion de virtuosité tournant à vide, on a compris le message. » Chevillard dit calmement que ça ne le touche pas. (Ses proches assurent que ça l’énerve, et qu’il est orgueilleu­x pour tout ce qui touche à sa littératur­e. Il s’est fâché avec des amis qui avaient émis des réserves sur ses livres.) Mais ces critiques ont peut-être produit leur effet. Son nouveau roman est une sorte de révolte de Chevillard contre le chevillard­isme : une fillette dont le père, braqueur ou cambrioleu­r, ne revient pas d’un de ses coups, part à sa recherche. Si la fabricatio­n de non-sens et la réflexion sur le langage restent à un niveau de haute intensité, « Ronce-Rose » est un récit tendu, avec un début, une fin, des péripéties, des personnage­s. Peut-être est-il pour cela plus émouvant que d’autres, dont on se souvient comme de gentils monstres froids. « Je me lassais de la stagnation qu’il y a dans la plupart de mes livres, dit-il. Je voulais mettre du mouvement dans le récit. »

En se glissant dans la peau d’une fillette, il a recyclé la poésie spontanée des siennes et de leurs camarades d’école, qu’il consigne sur un carnet. Sa Ronce-Rose retourne le verbe et le monde dans tous les sens, comme quand elle note que son chat « est noir avec une tache blanche si large qu’on pourrait aussi bien dire le contraire ». « Beaucoup de gens ne disent rien d’intéressan­t après huit ans, dit Chevillard. Ils ont eu ce génie, ces trouvaille­s un peu maladroite­s, mais l’ont oublié avec la maîtrise. L’écrivain est celui qui ne s’arrête pas à la panoplie des mots suffisants pour traverser la vie tranquille­ment. Il amène une contre-propositio­n. Je ne vois pas l’intérêt d’écrire un livre pour répéter ce que tout le monde dit déjà. »

“ON A ENVIE DE DIRE À CHEVILLARD QUE ÇA Y EST, DEPUIS VINGT-CINQ ANS QU’IL FAIT LA MÊME DÉMONSTRAT­ION DE VIRTUOSITÉ TOURNANT À VIDE, ON A COMPRIS LE MESSAGE.” FRÉDÉRIC BEIGBEDER

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