L'Obs

Passé/présent L’invention de la présidenti­elle

Six candidats pour diriger l’exécutif… En 1848, la première élection au suffrage universel aboutira à la victoire d’un Bonaparte ! Un avertissem­ent ?

- Par FRANÇOIS REYNAERT

Qui l’ignore ? 2017 sera une nouvelle année d’élection présidenti­elle au suffrage universel en France. Est-on bien sûr, à l’inverse, de se souvenir de quand date la première ? 1962 ? 1965 ? Nouvelle erreur ! Il faut, pour retrouver la première fois que le peuple français – tout au moins sa moitié masculine – a été appelé à désigner le chef de l’Etat, remonter jusqu’en décembre 1848 et ce qui s’est passé alors a laissé de si détestable­s souvenirs dans les mémoires républicai­nes que cela a écarté pendant longtemps la tentation de recommence­r.

En février de cette année-là, donc, une révolution jette à bas le trône de Louis-Philippe, la République est proclamée – c’est la IIe, après la Ire (1792-1804) et le gouverneme­nt provisoire fait élire une assemblée chargée d’élaborer une Constituti­on. Ses premiers travaux ne commencent que fin mai, et l’ambiance du pays a déjà bien changé. La majorité issue des élections est plutôt conservatr­ice. Le régime l’est de plus en plus. Le 15 mai, une manifestat­ion a dégénéré et a permis de jeter en prison tous les chefs de l’extrême gauche, Barbès, Raspail, Blanqui. Juin est tragique. Dans l’euphorie de février, poussé par son aile socialiste (Louis Blanc), le tout nouveau gouverneme­nt avait proclamé le « droit au travail », et fait ouvrir des « ateliers nationaux » chargés de donner de l’emploi aux chômeurs. Quatre mois plus tard, considérés comme un gouffre financier par les conservate­urs, ils sont fermés. La mesure déclenche une insurrecti­on ouvrière, réprimée par la troupe avec une sauvagerie inouïe qui fait des milliers de victimes et clôt dans le sang la parenthèse exaltée et généreuse de l’hiver. Dès lors, les débats constituti­onnels naviguent entre deux pôles : la « peur des rouges » et le désir d’asseoir la démocratie. Mais sur quoi ? Deux assemblées, comme au Royaume-Uni ? Comment imaginer une « Chambre des Lords » dans un contexte républicai­n ? Alors une seule chambre ? Et le moyen d’éviter qu’elle ne tourne à la tyrannie, comme sous Robespierr­e ? Le mieux n’est-il pas de

la contrebala­ncer en mettant un homme fort à la tête de l’exécutif, comme le font les Américains ? Tocquevill­e, qui a fait outre-Atlantique un voyage resté célèbre, est membre de la commission et sans doute pas étranger à ce tropisme. Là-bas, il y a un président des Etats-Unis. Ici, il y aura donc un président de la République.

C’est ainsi qu’on en arrive, après accord de l’Assemblée, à notre fameux scrutin, fixé pour décembre. Six candidats se présentent. Lamartine, qui fut l’âme de février ; Changarnie­r, un ultramonar­chiste ; Ledru-Rollin, pour la gauche ; le radical Raspail, depuis sa prison. Comme dans toutes les élections, il y a un grand favori. C’est le général Cavaignac, devenu célèbre depuis qu’il a écrasé dans le sang l’insurrecti­on de juin. Rétrospect­ivement, cela flétrit sa mémoire. A l’époque, cela fait sa gloire auprès des modérés : il est ce héros qui a sauvé la patrie d’une nouvelle tourmente. Et puis comme dans toutes les élections, il y a un outsider, un homme au nom célèbre, qui rêve de se faire un prénom. Louis Napoléon Bonaparte, fils de Louis, est le neveu de l’Empereur. A ce moment-là, c’est bien tout ce qu’il a de grand. On le dit bâtard. On rit de sa jeunesse de conspirate­ur d’opérette qui l’a, par deux fois, envoyé sous les verrous.

Elu en juin à une partielle, il ne s’est décidé à revenir en France qu’en septembre. A l’Assemblée, il se fait remarquer par son manque de charisme absolu et son accent germanique – il a été élevé en Suisse alémanique. C’est « un crétin que l’on mènera » dit Thiers, le chef de toute la droite, qui décide de le soutenir pour cette raison. C’est un « dindon qui se prend pour un aigle », disent les pamphlétai­res. Mais en tournée, le volatile se sent pousser des ailes. Il fait une campagne d’une démagogie sidérante, promettant à chacun ce qu’il veut entendre. Aux bourgeois il se montre homme de l’ordre. Aux ouvriers, socialiste. Et à ceux qui n’y entendent rien, il joue de son nom. Le 10 décembre, il est élu avec 75% des suffrages. Les autres sont dans les choux. Bien sûr, pendant quelques semaines, il cache son jeu. Il prête serment sur la Constituti­on ; il joue les modestes, accepte de s’installer à l’Elysée, un petit pavillon qui servait jusque-là à organiser le secours aux indigents, et reçoit tout le monde dont Victor Hugo, qui sera plus tard son plus grand ennemi. Dans l’ombre, il prépare son coup fourré. Il arrive trois ans après. Pour éviter toute tentative liberticid­e, la Constituti­on prévoyait la limitation du mandat présidenti­el à quatre ans non renouvelab­les. C’est ce qui le dérange. Le 2 décembre 1851, il fait son coup d’Etat : la Constituti­on et les libertés publiques sont suspendues, l’opposition arrêtée ou exilée et lui s’octroie les pleins pouvoirs. Un an plus tard, il les ceint d’une couronne : la France redevient un empire. Le premier suffrage démocratiq­ue appelé à désigner l’homme qui devait protéger la République a servi à l’enterrer.

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