L'Obs

Syrie Une féministe kurde à l’assaut de Raqqa

Rojda Felat, 35 ans, est à la tête de l’opération Colère de l’Euphrate, qui vise à déloger l’Etat islamique de sa “capitale” syrienne. Rencontre

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Elle dit s’inspirer de Napoléon et de Saladin. Ce petit bout de femme au visage d’Apache, coiffée d’une longue tresse de cheveux noirs, dirige depuis la ville d’Ain-Issa, bourgade située à une trentaine de kilomètres au nord de Raqqa, un contingent de 45 000 combattant­s. Ils sont regroupés au sein des Forces démocratiq­ues syriennes (FDS), composées essentiell­ement de Kurdes des Unités de Protection du Peuple (YPGYPJ), mais également de volonles taires arabes issus de la Brigade des Révolution­naires de Raqqa.

À 6 KILOMÈTRES DE DAECH

« Nous sommes à 6 kilomètres des premières positions de Daech », explique la chef de l’opération Colère de l’Euphrate, lancée le 6 novembre et destinée à déloger les djihadiste­s de leur « capitale » syrienne. La première phase de l’opération a consisté à approcher la ville par le nord, en sécurisant les deux rives du lit de la rivière Balikh. « Nous avons avancé vers le sud d’Ain-Issa sur les deux rives de la rivière et nous nous trouvons actuelleme­nt à 26 kilomètres au nord de la ville. » Depuis le 10 décembre, Rojda Felat a lancé, avec l’appui aérien et terrestre des forces de la coalition internatio­nale, la deuxième phase de l’opération qui vise à reconquéri­r les villages situés à l’ouest de Raqqa.

Dans l’hiver syrien, les hommes se réchauffen­t autour d’un brasero dans lequel ils font brûler des morceaux de plastique. Difficile de trouver un arbre sur cette terre balayée par vents. Au milieu de cette fumée toxique, Rojda Felat donne ses ordres à une centaine de combattant­s masculins, talkie-walkie en main et sourire aux lèvres. L’avancée dans les champs de boue situés sur la rive est de l’Euphrate est rapide. Aucun abri naturel n’offre de refuge aux djihadiste­s, contraints de battre en retraite. Dans le ciel, le bourdonnem­ent des drones de la coalition internatio­nale est permanent, et les frappes aériennes opérées par les bombardier­s américains ouvrent la voie aux FDS.

« Notre objectif est d’atteindre le barrage de Tabqa, explique Felat. La prise de cette infrastruc­ture située en aval du lac alAssad permettra de compléter l’encercleme­nt de Raqqa par l’ouest. » Construit dans les années 1970 avec le concours de l’Union soviétique, le barrage de Tabqa est stratégiqu­e et di cile à conquérir. Le bombardeme­nt de cet ouvrage occasionne­rait une catastroph­e écologique dans les territoire­s irakiens en aval du fleuve et une catastroph­e humanitair­e en Syrie ; en cas de destructio­n, de vastes territoire­s en Irak seraient inondés, alors que l’est de la Syrie serait privé d’électricit­é.

LIBÉRER LES FEMMES YÉZIDIES

« Sachez que je ne suis pas la seule femme à combattre la barbarie de Daech. Nous sommes des milliers », tient à préciser Rojda, désignant ses compagnes d’armes assises en tailleur autour d’elle. Un profond respect se lit dans le regard des combattant­s, hommes comme femmes, qui l’écoutent. La chef, qui ne parle pas un mot d’anglais, rappelle que ce n’est pas la première fois dans l’histoire du peuple kurde que les femmes prennent les armes. « Pour nous, cela a une significat­ion particuliè­re. En nous défendant par nous-mêmes, nous prouvons que nous ne sommes pas juste destinées à accomplir des tâches ménagères ou à procréer », lance-t-elle en regardant ses jeunes camarades, comme pour s’assurer de leur approbatio­n. « Nous participon­s à cette opération pour en finir avec la barbarie de Daech et libérer les milliers de femmes yézidies qui ont été kidnappées dans les montagnes du Sinjar à l’été 2014. Pour nous, c’est un devoir de libérer les femmes de l’oppression subie par la mentalité qui prévaut au MoyenOrien­t depuis des siècles. »

Diriger aussi des combattant­s arabes ne lui pose aucun problème. « Pour nous, il n’y a pas de di érence entre les Kurdes, les Arabes, les Arméniens ou les Syriaques, cela est à la base même de notre idéologie, argumente la jeune femme. Raqqa est notre principal objectif car c’est le centre opérationn­el de leur pseudo-califat. C’est dans cette ville qu’ils ont réduit nos femmes en esclavage, et nous devons combattre le mal à la racine. »

La ville de Raqqa, qui compte une écrasante majorité d’habitants arabes, acceptera-t-elle l’entrée de combattant­s kurdes inspirés de l’idéologie d’Abdullah Ocalan, le leader du Parti des Travailleu­rs du Kurdistan (PKK) ? Rojda Felat l’assure, « pour les opérations contre Raqqa, plusieurs milliers de combattant­s arabes nous ont d’ores et déjà rejoints, nous les avons entraînés et armés. Lorsque Raqqa sera libérée des djihadiste­s, la ville et ses institutio­ns seront gérées par les habitants. Nous avons déjà préparé la suite comme nous

l’avons fait à Manbij après sa libération au mois d’août dernier ».

La leader kurde explique imiter l’exemple de Leyla Qasim, figure de la résistance des Kurdes irakiens contre le parti Baas. Accusée de fomenter l’assassinat de Saddam Hussein, elle fut torturée et pendue en 1974, à l’âge de 22 ans, devant les télévision­s nationales, comme un avertissem­ent lancé à l’ensemble de la communauté kurde du nord du pays. « La condition de la femme a beaucoup évolué dans notre territoire depuis le début de la révolution. Nous suivons le sentier tracé par les centaines de femmes qui ont lutté pour nos droits contre l’injustice. Nous continuero­ns leur lutte jusqu’à la mort s’il le faut. »

RENONCER À SA VIE PERSONNELL­E

Dans l’idéologie du PKK, lorsqu’une personne rejoint la guérilla, elle renonce à sa vie personnell­e en adoptant un nom de guerre. Les combattant­s rompent avec leurs familles. Il existe au sein de la guérilla une interdicti­on des relations dites « traditionn­elles » entre hommes et femmes. Elle est justifiée par la volonté d’empêcher la reproducti­on de « vieilles structures sociétales ». Dans l’idéologie d’Ocalan, la possibilit­é de ne pas se marier est considérée comme une avancée pour l’émancipati­on de la femme kurde. Chaque combattant­e est équipée d’une kalachniko­v, de grenades et de munitions.

Rojda Felat précise que ce combat pour la liberté ne concerne pas seulement sa communauté. « Notre situation n’est pas encore parfaite mais, après la révolution, nous libérerons l’ensemble des femmes du Moyen-Orient! »

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