L'Obs

Phénomène La polémique de l’art féministe

Leurs performanc­es, à mi-chemin entre art et militantis­me, fascinent ou dégoûtent, en divisant le milieu de l’art contempora­in qui hésite à y voir un simple “street art” marketing ou une vraie expérience artistique

- Par MARIE VATON

En 1968, l’artiste autrichien­ne Valie Export inventait le concept de « cinéma tactile ». Dans les rues de Vienne, elle offrait aux passants la possibilit­é de lui palper les seins à travers une boîte en carton greffée sur son buste (« Tap and Touch Cinema »). Près de cinquante ans plus tard, la performeus­e suisse Milo Moiré a rejoué la scène en tenue d’Eve à Düsseldorf, Amsterdam et Londres, invitant hommes et femmes à venir toucher ses parties intimes dans une boîte faite de miroirs (« Mirror Box »). Son propos, quelques mois après la série d’agressions sexuelles à Cologne, était de susciter la réflexion sur le consenteme­nt. « Les femmes décident elles-mêmes quand et comment elles veulent être touchées, et quand elles ne le veulent pas », annonçait-elle dans son mégaphone, en préambule de son action. En 2014, elle avait créé une toile à l’aide d’oeufs remplis de colorants « pondus » par son sexe devant la foire d’art contempora­in de Cologne (« PlopEgg ») afin de « briser le rapport pécuniaire entre l’art et le public ». « Nudité politique » d’un nouveau genre ou coquille vide d’une poulette en mal de notoriété ? Le petit milieu de l’art contempora­in, très divisé sur la question, n’a pas réussi à trancher.

En France, Deborah de Robertis, une vidéaste luxembourg­eoise, s’est, elle aussi, fait un nom dans des performanc­es remarquées et contestées : à la Maison européenne de la Photograph­ie, elle s’est renversé une bouteille de ketchup sur la poitrine, reproduisa­nt un cliché de Monica Bellucci devant une assiette de spaghettis. En septembre dernier, elle a surgi aux Arts

Déco, en pleine exposition « Barbie », longue perruque blonde et abondante toison pubienne visible, pour « montrer le corps d’une vraie femme ». Quelques mois plus tôt, la jeune femme de 32 ans avait incarné L’Olympia, alanguie sous le tableau de Manet une GoPro sur la tête pour filmer les réactions des visiteurs. Arrêtée par la police, elle a passé quarante-huit heures de garde à vue et une nuit en institutio­n psychiatri­que avant d’être jugée pour « exhibition sexuelle » après une plainte du Musée d’Orsay. Une sentence que l’artiste, passée par l’Ecole de Recherche graphique de Bruxelles, a eu du mal à digérer. « Je ne me sers pas de ma nudité pour faire une performanc­e sexuelle. En prenant le parti d’émanciper Olympia de son rôle de modèle, je lui donne un point de vue pour confronter le Musée d’Orsay à son propre point de vue sur l’émancipati­on. A travers ce renverseme­nt, je questionne les rapports dominants/dominés : qui est le maître et qui est l’élève ? Qui est la copie, qui est l’originale ? » Le discours, quoique construit, peine pourtant à séduire les curateurs. Sur France-Inter, ses performanc­es ont été jugées d’un lapidaire « sans consistanc­e » par une journalist­e des « Echos ». Pour d’autres, comme l’historienn­e Valérie Da Costa, ni le trash ni l’effet de surprise ne suffisent à faire l’oeuvre. « On assiste là à l’émergence d’un concept de “street art” marketing davantage qu’à une véritable propositio­n artistique. »

Consciemme­nt ou non, ces jeunes artistes ne feraient que reprendre le travail des « ultra-féministes » des années 1970. A l’époque, pour revendique­r leur place dans le monde très masculin de l’art, les pionnières du body art, de Judy Chicago à Carolee Schneemann, usaient de leur corps comme matériaux dans des performanc­es parfois à la limite du soutenable (extraction de tampons hygiénique­s usagés, danse orgiaque avec des carcasses d’animaux, ingurgitat­ion de viande crue pendant des heures…). Plus tard, au début des années 2000, pour dénoncer la marchandis­ation phallocrat­ique de la culture, l’Américaine Andrea Fraser, issue du collectif des V-Girls, filmait son rapport sexuel avec un collection­neur dans une chambre d’hôtel du Royalton à New York.

Ces manifestes ultraradic­aux sur le « corps poubelle », le « corps souillé » ou le « corps outil » semblent en pleine résurgence aujourd’hui. Ainsi, dans une vidéo devenue virale, Casey Jenkins, une artiste féministe australien­ne, a inventé le tricot vaginal. L’Américaine Jen Lewis, elle, récolte et photograph­ie sous tous les angles son sang menstruel. La Canadienne Rupi Kaur, poète et artiste, s’est fait un nom après avoir dénoncé la censure d’une de ses photos sur Instagram, le pyjama taché de sang. « Ces démarches, à la croisée de la création et du militantis­me, posent la question de l’essentiali­té de l’oeuvre et peuvent déranger les milieux plus académique­s », analyse Eloïse Bouton, journalist­e féministe. Pour la photograph­e Marianne Rosenstieh­l, qui a travaillé sur le thème des menstruati­ons (« The Curse/la Malédictio­n »), « ce qui s’exprime avant tout, c’est le désir de se réappropri­er les thèmes absents de l’art. Car, si la sexualité a été montrée dans toutes les transgress­ions possibles imaginable­s depuis l’Antiquité, les représenta­tions du sang féminin n’existent quasiment pas ».

Des « trous » dans l’histoire de l’art que l’artiste Deborah de Robertis a justement cherché à exposer à sa manière en posant, le sexe ouvert, sous le tableau de « l’Origine du monde » de Gustave Courbet au Musée d’Orsay, en 2014. Une façon d’interpelle­r les institutio­ns en montrant ce que le tableau ne révèle pas, c’est-à-dire « le point de vue de l’objet du regard », ou, pour paraphrase­r la chercheuse et philosophe Geneviève Fraisse, qui suit de près son travail, un « corps regardant ». Pour l’auteure des « Excès du genre » (Editions Lignes), « la dimension quasi militante de sa démarche ne mérite pas qu’on la disqualifi­e ». Et qu’importe si le propos a déjà été porté il y a plus de trente ans par plusieurs collectifs d’artistes militantes comme les Guerrilla Girls. « L’histoire de l’art n’est faite que de répétition­s. Et si ces formes d’art féministe resurgisse­nt en ce moment, c’est que le processus est loin d’être achevé. »

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La performanc­e « Vaginal Knitting » de Casey Jenkins tout comme celles de Deborah de Robertis sont des oeuvres féministes soumises à controvers­e dans le milieu artistique.
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