L'Obs

La chronique de Raphaël Glucksmann

- Par RAPHAËL GLUCKSMANN Essayiste, auteur de « Notre France. Dire et aimer ce que nous sommes ». R. G.

Un Etat qui remet la Légion d’honneur à un prince wahhabite, à un autocrate russe ou à Isabelle Balkany et envoie devant les juges Cédric Herrou, paysan de la vallée de la Roya venu en aide aux migrants, est-il vraiment « républicai­n »? Peut-on parler de « modèle social » quand « cohabitent » 2 800 000 logements vides et 140 000 sans-abri ? Une « patrie des droits de l’homme » déploie-t-elle, au coeur de l’hiver, ses forces de l’ordre pour saisir violemment les couverture­s des exilés qui dorment sur ses trottoirs et que Médecins sans Frontières recueille ensuite en situation d’hypothermi­e aggravée ?

Donneriez-vous le nom de Ville Lumière à une cité dont la police détruit les cabanes des SDF étrangers sur le périphériq­ue et laisse intactes celles des Français, comme j’ai pu le constater lors d’une récente maraude avec l’associatio­n Les Enfants du Canal ? Ou à une capitale dans laquelle on transforme le mobilier urbain pour rendre la vie plus dure encore aux plus démunis, des bancs du métro que l’on découpe en sièges individuel­s afin d’empêcher qu’ils ne s’y allongent aux devantures d’immeubles de bureaux que l’on hérisse de pics pour éviter qu’ils ne s’y abritent ?

Ces questions – qui seront vite qualifiées de « naïves » ou de « droit-de-l’hommistes » – soulignent la schizophré­nie d’une nation qui célèbre la fraternité sur ses bâtiments officiels, s’enorgueill­it à juste titre d’avoir un beau jour d’août 1789 parlé à tous les hommes et qui, pourtant, pratique le déni et le délit de solidarité. « Français, encore un effort si vous voulez être républicai­ns », écrivait le Marquis de Sade…

Alors que la campagne présidenti­elle commence, auscultons notre société depuis ses marges. Ce sont toujours les ombres que nous expulsons hors de notre champ de vision qui disent le mieux ce que nous sommes. Dans nos rues et sur nos places, relégués dans de sinistres bidonville­s ou squattant des cabines téléphoniq­ues hors d’âge, des milliers de miroirs nous renvoient une image si laide de nous-mêmes que nous refusons de les voir, préférant zapper leur existence, voire les blâmer pour leur dénuement.

Loin de la concurrenc­e des misères que cherche à attiser l’extrême droite et que permet la parcimonie des politiques publiques, nos marges racontent l’histoire d’une crise profonde : la crise de l’empathie, cette capacité qu’ont les êtres humains de se mettre à la place de l’autre et, en particulie­r, de celui qui souffre. L’empathie n’est pas seulement un « bon sentiment » – depuis quand faudrait-il d’ailleurs privilégie­r les passions mauvaises ? – cultivé par des éleveurs de chèvres post-soixante-huitards ni même le simple dérivé d’une charité chrétienne – soit dit en passant plus noble que le cynisme convenu de ceux qui sont revenus de tout sans avoir vécu grand-chose –, elle est un état d’âme radical qui permet la vie en commun. Et la démocratie. Depuis l’origine.

Revenons aux mythes fondateurs de la civilisati­on européenne, « l’Iliade » et « l’Odyssée ». Une guerre déchire le monde depuis des années lorsqu’un vieux roi (Priam) sort des murs de sa cité assiégée (Troie), se faufile au coeur du camp ennemi (les Grecs) et se jette aux pieds d’un immense guerrier (Achille) pour réclamer le corps de son fils (Hector). Achille pourrait décapiter le chef rebelle ou, au moins, le capturer. Les (non) lois de la guerre et les intérêts du « camp occidental » (grec) le commandent sans doute. Mais il contemple le vieillard, se reconnaît en lui, le relève, lui donne le corps et le laisse repartir. Il s’est vu en Priam : son empathie transforme la jungle guerrière en société humaine. Elle est aujourd’hui noyée dans un océan de selfies.

L’une des explicatio­ns les plus simples et pourtant les plus justes des déboires actuels de nos démocratie­s libérales est à chercher dans la colonisati­on de l’esprit public par l’individual­isme privé, un effacement des principes civiques qui conduit à l’atomisatio­n sociale, à la mise à distance de l’autre, à la peur de ce qui n’est pas soi, à l’érection de murs et donc à la dislocatio­n de l’espace républicai­n.

Si l’on veut lutter contre la tentation autoritair­e qui grandit, donnons un débouché politique aux milliers d’initiative­s altruistes qui fleurissen­t dans nos pays, imposons la question des marges au centre des campagnes électorale­s (au moins, avant, les candidats, y compris à droite, avaient la décence de mentir en promettant de loger les sans-abri, ce qui n’est même plus fait). Enfin, honorons les gestes comme celui de Cédric Herrou au lieu de les criminalis­er.

Le refus de s’habituer au dénuement des sans-rien qui errent parmi nous, voilà la véritable « fermeté républicai­ne ». La chasse aux pauvres n’efface pas la misère, elle creuse notre tombe.

“L’EMPATHIE EST AUJOURD’HUI NOYÉE DANS UN OCÉAN DE SELFIES.”

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