L'Obs

Théâtre Jaoui & Bacri, c’est reparti !

Vingt-cinq ans après la création de leur première pièce, Agnès Jaoui met en scène “CUISINE ET DÉPENDANCE­S” et “UN AIR DE FAMILLE”… sous l’oeil de Jean-Pierre Bacri. Rencontre avec un couple mythique

- Propos recueillis par JACQUES NERSON

“CUISINE ET DÉPENDANCE­S” et “UN AIR DE FAMILLE”, par AGNÈS JAOUI et JEAN-PIERRE BACRI, avec Léa Drucker et Grégory Gadebois, à partir du 14 janvier. Théâtre de la Porte Saint-Martin, 01-42-08-00-32. Ils ont vécu ensemble vingt ans et formé un couple aussi légendaire que Madeleine Renaud et Jean-Louis Barrault ou Simone Valère et Jean Desailly. Séparés depuis 2012, ils restent liés comme l’ombre et le corps. D’autant qu’ils ne savent écrire leurs pièces ou leurs films autrement qu’à quatre mains. En revanche, comme acteurs de théâtre, c’est chacun pour soi depuis longtemps. Agnès Jaoui est revenue sur les planches dans « les Uns sur les autres » en 2014, après vingt ans d’absence. La dernière fois qu’on avait vu Jean-Pierre Bacri sur scène, c’était en 2005, avec « Schweyk dans la Deuxième Guerre mondiale », de Bertolt Brecht, mis en scène par Jean-Louis Martinelli. Le public a salué le retour des enfants prodigues en faisant un triomphe aux « Femmes savantes », de Molière, qu’ils ont interprété sous la direction de Catherine Hiegel durant tout le dernier trimestre 2016. Mais au Théâtre de la Porte Saint-Martin la saison Jaoui-Bacri continue avec la reprise en alternance de leurs deux succès : « Cuisine et dépendance­s » et « Un air de famille ». Ils ne font plus partie de la distributi­on mais Agnès met en scène. Avec le discret soutien de Jean-Pierre. Leur tendresse et leur complicité font plaisir à voir. Ils se comprennen­t au quart de tour. Elle commence une phrase, il l’achève, et vice versa. Jamais la parole de l’un ne mord sur celle de l’autre. Elle, chatte câline mais armée de griffes aiguës. Lui, chien grondant, jappant sourdement, couvant cet animal étrange d’un regard émerveillé. Agnès étant ludovisien­ne, nous avons rendez-vous dans un salon de thé de l’île Saint-Louis. Jean-Pierre Bacri. Tu ne veux pas manger quelque chose ? (Il cherche en galant homme à aider Agnès à retirer son manteau mais lui arrache les cheveux.)

Agnès Jaoui. Aïe, aïe, aïe ! Tu me fais mal… J.-P. B. (bougonnant entre ses dents) Ben oui, mais comme ça part d’une bonne intention, c’est pardonnabl­e. La serveuse. Vous déjeunez? A. J. Plus tard. Mais je veux bien un café en attendant. J.-P. B. Moi aussi. Je vais regarder monsieur le journalist­e manger son cake au citron, il va être gêné, m’en proposer un morceau… (Rires). Depuis quelques années, vous avez travaillé séparément au théâtre… J.-P. B. Comme acteurs, oui, mais pour l’écriture, on n’a jamais cessé de travailler ensemble. Pourquoi vous faites-vous si rares? J.-P. B. Un peu de flemme… La facilité du cinéma… J’aime bien ma vie d’à côté, ça ne me gêne pas de rester deux ou trois mois sans travailler. Le théâtre, c’est laborieux. On a passé presque six mois sur « les Femmes savantes ». C’est une longue plage. Moi je suis pour les petites criques. Un petit tournage et hop! c’est fini. A. J. En fait, des propositio­ns enthousias­mantes, on ne nous en fait pas tant que

A gauche, le filage d’« Un air de famille » en décembre dernier sous la direction d’Agnès Jaoui. Ci-contre, Agnès Jaoui et JeanPierre Bacri.

ça. Ça marche vachement en réseau pour les acteurs. On fait partie de tel ou tel groupe, on a telle ou telle carte… On vous a tout de suite catalogués acteurs du théâtre privé? A. J. Ben justement, moi, j’ai débuté avec Patrice Chéreau, j’ai fait partie de l’école de Nanterre. Mais j’ai « trahi » en allant dans le privé. Crime de lèse-majesté après lequel on vous ignore à jamais. Même si vous interpréte­z du Pinter, même si vous ne vous produisez pas dans d’abjects spectacles commerciau­x. Vous êtes un paria. J.-P. B. Ce qui fait qu’on a imaginé « le Goût des autres » sur les sectes, les clans, les castes… La célébrité ne permet pas de franchir ce fossé? A. J. Je n’ai personnell­ement souffert de rien. Je parle au nom de plein d’acteurs qui aimeraient sortir de ce vase clos.

“C’EST LE CHÔMAGE QUI NOUS A POUSSÉS À ÉCRIRE ”

Comment l’idée de vous associer est-elle venue? J.-P. B. Notre première pièce, « Cuisine et dépendance­s », date de 1990. Agnès était dans le métier depuis deux ans. Elle n’avait pas encore beaucoup de travail. J’avais tourné trois ou quatre films mais j’avais peu de projets, on ne m’envoyait rien de génial. N’ayant rien d’autre à me mettre sous la dent, je faisais une télé. Comme j’avais déjà écrit quelques pièces et qu’Agnès écrivait aussi, on s’est dit : « Pourquoi ne pas le faire à deux? » A. J. C’est le chômage qui nous y a poussés. Attendre sans rien faire, c’est peu épanouissa­nt… Et on avait envie de rentrer dans le lard des gens de la télé. On était très énervés… J.-P. B. … par le vedettaria­t de certains animateurs. On voyait des émissions merdiques présentées par des gens d’une médiocrité crasse. On avait envie de parler de ça. Comment vous êtes-vous organisés? J.-P. B. De façon très empirique. Au début, on a rédigé un bon paquet de scènes sans savoir où on allait. On a arrêté, découragés, on a laissé ça dans nos tiroirs. Quelques mois ont passé. Un jour, Agnès est tombée sur ce brouillon. J’étais dans la salle de bains, elle m’a dit : « Je viens de relire le truc, c’est pas mal! Il y a quelque chose… » Alors on s’y est remis. J.-P. B. Tout. Sauf les scènes dialoguées. Là, on s’installe chacun de son côté sans se parler… A. J. Mais dans la même pièce! J.-P. B. On a mis au point notre méthode personnell­e. On choisit le thème et les personnage­s. Puis on prépare tellement les dialogues en amont, on accumule tellement de renseignem­ents, que lorsqu’on écrit séparément, on écrit, non pas la même chose, mais dans le même sens. Ensuite on confronte nos versions : « Je préfère ta façon de le dire, c’est vachement bien, ça, on le garde, etc. » A. J. Parfois on joue les dialogues… J.-P. B. … en prenant des notes en même temps. Vous vous définiriez comme des comédiens qui écrivent ? Bacri : Absolument. A. J. Bien que j’aie sans doute passé plus de temps à écrire qu’à jouer, je me sens comédienne avant tout. J.-P. B. Les dialogues sont notre récompense. Quand on a tout défriché, thème, situations, personnage­s, quand tout le séquenceme­nt est fait, passer aux dialogues, c’est la cerise sur le cake au citron… Le roman ne vous a jamais tentés? J.-P. B. J’ai pondu quelques pages mais travailler seul me fait chier. A. J. Je ne me vois pas imaginer quelque chose qui ne serait pas destiné à être représenté. Au départ, on ne savait pas si on allait vers le public ou le privé. On voulait obtenir une pièce montable, sans trop de personnage­s, pour la jouer avec quelques amis. J.-P. B. On a toujours eu à coeur de créer des rôles d’égale importance. Dans « Cuisine et dépendance­s » ils sont équivalent­s. Dans « Un air de famille », pareil. Dans un film comme « le Goût des autres », il y a au moins cinq ou six personnage­s sur le même plan. Un acteur n’est heureux que s’il a quelque chose à manger.

“LE TÉLÉPHONE PORTABLE A TOUT CHANGÉ”

Vous aviez un modèle? J.-P. B. Au théâtre, Tchekhov. Au cinéma, Woody Allen. On ne prétend pas leur ressembler, on essaie seulement d’écrire des drames imprégnés d’humour. Pourquoi, après deux pièces qui ont fait un tabac, avez-vous délaissé le théâtre? J.-P. B. C’est Alain Resnais qui nous a chopés en nous confiant les scénarios de trois films de suite, « Smoking », « No Smoking » et « On connaît la chanson ». A. J. Et puis je suis devenue spasmophil­e, je ne pouvais plus jouer au théâtre. Ça m’a d’ailleurs servi pour « On connaît la chanson ». Vous êtes quand même remontée sur scène… A. J. Oui, avec beaucoup d’aide. J’ai réussi à apprivoise­r la douleur en passant par la chanson. J.-P. B. Ecrire pour le cinéma présente un autre avantage : on peut rassembler treize ou quatorze personnage­s sans mettre le projet en péril. A. J. On peut faire travailler plus de copains. Pour cette reprise de « Cuisine et dépendance­s », c’est Jaoui qui signe la mise en scène. Bacri reste en coulisses? J.-P. B. J’assiste à quelques filages avec la permission d’Agnès. Il faut parler aux acteurs d’une seule voix, et moi je ne peux

pas m’empêcher de mettre mon grain de sel. C’est pour ça que je viens avec parcimonie. Et puis, pareil, c’est pour moi un travail de trop longue haleine. Vous n’avez pas la tentation de modifier certains passages? A. J. Pas pour l’instant. J.-P. B. Si je me disais lors d’un filage : « Pourquoi ne pas dire ça autrement ? », je le noterais. Ça pourrait être marrant. On a le droit, on est chez nous. Vous vous éloignez beaucoup des mises en scène initiales de Stéphan Meldegg? A. J. Ni je ne m’en rapproche, ni je ne m’en écarte. J.-P. B. Tu fais comme si tu ne connaissai­s pas ces pièces. Sans tenir compte des références d’il y a vingt ans. Beaucoup de choses ont changé? A. J. L’arrivée du téléphone portable. J.-P. B. A un moment, Agnès et moi, on avait pensé actualiser la pièce, mais plein de choses n’existent plus. Par exemple attendre des heures pour obtenir un taxi, c’est fini. Et une grande part de la pièce repose là-dessus. A. J. Pendant une répétition de « Cuisine et dépendance­s » j’ai été frappée de voir que pendant que Jacques téléphone, Charlotte ne fait rien, elle attend, s’endort. Ça ne se passerait plus comme ça. On ne reste plus sans rien faire, les jeunes sont rivés à leur écran, à table, tout le temps, partout. J.-P. B. Moi-même, une fois parti dans des recherches sur Wikipédia, du genre « C’était qui Plotin, déjà? », je suis obligé de me dire : « Lâche ce téléphone ! » A. J. Avant, on ne vérifiait rien. Et on disait n’importe quoi. (Rires.) Maintenant les enfants contrôlent tout ce qu’on leur dit ! Les rapports humains ont changé? J.-P. B. Non, le progrès rend nos téléphones obsolètes mais les rapports humains sont inchangés.

NOS PLUS GRAVES DÉFAUTS

Quand allez-vous écrire de nouveau pour le théâtre? A. J. Je voudrais me lancer dans une comédie musicale. J.-P. B. Ça me plairait, j’aime chanter. En fait, on commence souvent des pièces… qui deviennent des films. « Comme une image » a longtemps été destiné au théâtre. Au cinéma, le tournage est tronçonné. N’est-il pas plus plaisant de jouer un rôle dans la continuité? J.-P. B. Oui, un plan-séquence de deux heures chaque soir sur scène, c’est formidable. Mais l’avantage du cinéma, c’est de n’être jamais pareil. Vous tournez une scène, elle est bouclée. Le lendemain, vous en tournez une autre. Ce n’est pas « vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage. » Toujours votre peur des grandes plages? J.-P. B. C’est vrai, sur le long terme je m’ennuie vite, c’est mon plus grave défaut. Je suis impatient. Je ne m’en vante pas, ça ne me rapporte que des déconvenue­s. Et vous, Agnès Jaoui, votre principal défaut? A. J. Je ne suis pas très patiente non plus. J.-P. B. Tu l’es plus que moi. Ce que tu es, toi, c’est égocentriq­ue (rires). A. J. Des défauts, j’en ai plein. Je suis parfois irritable. Pour en revenir au plaisir du théâtre, j’aimerais qu’on ne mette pas vingt ans avant d’en refaire. J.-P. B. (qui s’illumine à cette nouvelle) Il a quelA. J. âge, (rabat-joie)le Platonov Beaucoupde Tchekhovpl­us jeune? que toi. J.-P. B. Il n’y a pas de rôles de vieux pour moi chez Tchekhov. A. J. Si, si, plein. Trigorine par exemple. On pourrait toi et moi être Trigorine et Arkadina. Pour « les Femmes savantes », vous confronter à l’alexandrin a été difficile? J.-P. B. Pas du tout. Casser le vers, mâcher le travail du spectateur, lui dire : « Tu vois, tu ne t’aperçois même pas qu’il y a des rimes », comme un médecin qui promet : « Vous ne sentirez rien quand je vais vous piquer », c’est très amusant. Il y a un rôle dont vous rêvez? A. J. Je raisonne plus en termes d’auteurs qu’en termes de rôles. C’est Molière, Tchekhov, Shakespear­e ou Offenbach qui m’attirent. J.-P. B. Pour moi, il y en a un mais c’est trop tard. L’occasion s’est présentée, je l’ai laissé passer. Je regrettera­i toute ma vie de ne pas avoir joué « le Misanthrop­e ». Pourquoi vous êtes-vous dérobé? J.-P. B. Par peur d’être déçu de moi-même. Face à Alceste, je me suis dit : « Je n’ai pas envie de m’apercevoir que je n’ai finalement pas grand-chose à lui apporter. » Il y a une dimension politique dans vos pièces et vos films? J.-P. B. Je me définis comme de gauche. A. J. Moi aussi. J.-P. B. Dans tout ce qu’on a fait, on stigmatise l’abus du plus fort. A. J. N’empêche que pour l’accueil des migrants, je regrette qu’Angela Merkel, qui n’est pas de gauche, ne soit pas plus imitée en France et en Europe. J.-P. B. La gauche fait souvent basculer la droite vers de bonnes décisions : la pilule sous de Gaulle, l’avortement sous Giscard… La politique actuelle vous rend malheureux? A. J. Pas malheureux, inquiets. J.-P. B. Moi, je suis optimiste, c’est ma nature, je suis comme ça. Mais je vois bien qu’après le défoulemen­t de Mai-68, il y a un retour de balancier. La Révolution a donné Napoléon. Même va-et-vient aujourd’hui. La gauche actuelle a désespéré le peuple par ses promesses non tenues, ça peut donner des gouverneme­nts populistes, qui passeront à leur tour… (Soudain fatigué par l’interview, il se tourne vers Agnès Jaoui) Il est bon, leur risotto ?

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France