L'Obs

Le point de vue de Nicolas Colin

- Par NICOLAS COLIN, associé fondateur de la société d’investisse­ment TheFamily et professeur associé à l’université Paris-Dauphine N. C.

Achaque élection présidenti­elle américaine, les candidats recourent au même argument pour mobiliser les électeurs : « Cette élection, disentils, est la plus importante de notre génération. » En 2016, Hillary Clinton a usé cette idée jusqu’à la corde : voter pour elle, c’était préserver l’héritage de Barack Obama ; voter pour Donald Trump, en revanche, signifiait rien de moins que la fin des Etats-Unis.

Interviewé par le magazine « The Nation » il y a quelques semaines, Stephen Skowronek, professeur de sciences politiques à l’université Yale, nuance cette vision des choses. A ses yeux, l’histoire de la présidence américaine se divise en grands moments politiques, chacun dominé par une idéologie. La fin du xixe siècle, par exemple, a été dominée par l’idéologie du laisser-faire. La crise de 1929 a inauguré un autre moment, celui du consensus autour des institutio­ns du New Deal. Depuis 1980, nous sommes dans un moment où triomphe la révolution conservatr­ice.

Pour Skowronek, chacun de ces longs moments politiques est jalonné par trois types de présidents. Le premier est un reconstruc­teur, celui dont le mandat pose les bases du nouveau moment : Abraham Lincoln (élu en 1860) pour le laisser-faire; Franklin Roosevelt (1932) pour le New Deal; Ronald Reagan (1980) pour la révolution conservatr­ice. Le deuxième président marquant est un rénovateur. Alors que la dynamique du moment commence à s’essouffler, il remet l’idéologie dominante au goût du jour : c’est ce qu’ont fait Teddy Roosevelt (devenu président en 1901), Lyndon Johnson (1963) et George W. Bush (2000).

Le troisième protagonis­te de la séquence est un disjoncteu­r (!) : celui dont la présidence est un échec si retentissa­nt qu’elle fait voler le consensus en éclats et crée les conditions pour l’entrée en scène d’un nouveau reconstruc­teur… et le début d’un nouveau moment politique. Herbert Hoover, élu en 1928, a été le disjoncteu­r du laisser-faire : empêtré dans ses préjugés idéologiqu­es, il a été incapable de faire face à la crise de 1929 et a discrédité le Parti républicai­n pour plusieurs génération­s. Jimmy Carter, élu en 1976, a été le disjoncteu­r du New Deal : piégé par l’inflation et la crise énergétiqu­e, trop faible pour imposer son agenda réformateu­r, il a précipité le Parti démocrate dans une crise durable et ouvert la voie à la révolution conservatr­ice.

Tout cela inspire une vision optimiste de la présidence à venir de Donald Trump. Plutôt que de conforter la révolution conservatr­ice pour plusieurs génération­s, il pourrait en réalité la faire disjoncter : discrédite­r enfin le Parti républicai­n et ouvrir, dans quatre ans, une nouvelle phase de reconstruc­tion par un nouveau président démocrate.

Depuis 2008, Barack Obama donnait l’impression d’être ce reconstruc­teur démocrate attendu depuis longtemps – raison pour laquelle la résilience du Parti républicai­n après 2010 et la victoire de Trump ont à ce point dérouté les observateu­rs. Mais pour Skowronek, Obama est arrivé trop tôt, alors que la révolution conservatr­ice était encore vivace. Pour en finir avec elle, il faut qu’un président républicai­n joue le rôle du disjoncteu­r, discrédite définitive­ment son propre camp et brise enfin le consensus.

Trump a toutes les qualités pour cela. Comme Hoover en 1929, il est déjà tiraillé entre l’idéologie dominante et les attentes des électeurs. Comme Carter dans les années 1970, il a une maîtrise approximat­ive de l’appareil d’Etat et peu d’autorité sur sa majorité au Congrès. En outre, il est distrait par ses affaires personnell­es et pourrait bien, tel Berlusconi en Italie, voir sa présidence s’abîmer dans l’incompéten­ce, le népotisme et la corruption.

La force du modèle de Skowronek est la coïncidenc­e des grands moments politiques qu’il identifie dans l’histoire avec les transition­s à l’oeuvre dans l’économie. Le moment du laisser-faire a coïncidé avec l’âge de l’acier et de l’électricit­é (1875-1929); le moment du New Deal a coïncidé avec l’âge de l’automobile et de la production de masse (1908-1973) ; le moment de la révolution conservatr­ice a coïncidé avec l’âge de la stratégie d’entreprise et de la globalisat­ion financière (1968-2008). Avec l’irruption du numérique, une nouvelle transition est à l’oeuvre depuis des années déjà. Le nouvel âge, celui de l’informatiq­ue personnell­e et des réseaux, appelle partout un nouveau moment politique, en rupture avec la révolution conservatr­ice : nouvelles figures, nouvelle idéologie, nouvelle démocratie.

Ce n’est pas un hasard si notre période voit émerger de nouveaux dirigeants, comme (au hasard) Elizabeth Warren… ou Emmanuel Macron. Contrairem­ent à Obama, ceux-là pourraient accéder au pouvoir dans des circonstan­ces qui leur permettron­t de reconstrui­re au sens de Skowronek. Mais avant, il faut qu’un autre les précède et fasse disjoncter l’ordre ancien. Ce sera un passage douloureux pour les Etats-Unis et le reste du monde, mais Donald Trump, malgré lui, semble bien parti pour s’acquitter de cette mission salvatrice.

“LE NOUVEAU PRÉSIDENT A TOUTES LES QUALITÉS POUR DISCRÉDITE­R DÉFINITIVE­MENT SON PROPRE CAMP.”

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