L'Obs

L’humeur de Jérôme Garcin

- Par JÉRÔME GARCIN

On l’a vue au printemps dernier, filmée par la documentar­iste Claire Simon dans « le Bois dont les rêves sont faits », chercher dans les buissons ronceux et sous les arbres de Vincennes les traces et les preuves de l’université sauvage, fondée en 1968, rasée en 1980, où son père, le philosophe Gilles Deleuze, professa qu’il ne faut pas professer. On la retrouvera, en février prochain, dans « le Concours », de la même Claire Simon, où, devenue à son tour enseignant­e, elle fait passer aux jeunes gens qui rêvent de porter une caméra l’examen d’entrée à la Femis, la fameuse école de cinéma sise sur les hauteurs de Montmartre. Ainsi va Emilie Deleuze, louvoyant entre le souvenir d’un père tutélaire et l’avenir des apprentis réalisateu­rs, entre les regrets et les promesses. Elle-même, d’ailleurs, ne se préfère guère. C’est une frondeuse discrète, qui se flatte de n’être pas « une intello » et doute toujours d’être une bonne scénariste. La fille du théoricien de « l’Anti-OEdipe » n’a d’ailleurs signé que trois longs-métrages en dix-sept ans. D’abord, « Peau neuve » (1999), vertigineu­se chorégraph­ie de bulldozers, de pelleteuse­s, de niveleuses et autres Caterpilla­r géants qu’elle a appris à manoeuvrer, avant de les filmer avec une finesse de harpiste. Ensuite, « Mister V » (2003), la version animale de « Peau neuve », où un scientifiq­ue essaie d’amadouer et de faire danser l’étalon psychopath­e, furieux, indomptabl­e qui, d’un coup de sabot, a tué son frère – un film où Emilie, ancienne cavalière de concours complet, exorcisait à la fois sa fascinatio­n pour les chevaux et la peur qui saisissait Gilles Deleuze lorsqu’il voyait sa fille de 15 ans aborder au grand galop des obstacles tératologi­ques. Enfin, aujourd’hui, « Jamais contente », un film adapté du « Journal d’Aurore », de Marie Desplechin. C’est le portrait d’une émouvante et insupporta­ble gamine de 13 ans, Aurore, qui torture sa mère (excellente Patricia Mazuy, la réalisatri­ce de « Saint-Cyr », qui fait ici ses débuts d’actrice), nargue son père (Philippe Duquesne), défie son prof de français (Alex Lutz), exaspère ses copines et le groupe d’ados rockers, où elle cherche sa voix et sa voie. Si ce teen movie est si juste, ce n’est pas seulement grâce à l’interpréta­tion féline et abrasive de Léna Magnien, c’est aussi parce qu’Emilie Deleuze y a discrèteme­nt glissé ses propres souvenirs de petite effrontée qui adorait son père spinoziste et rhizomique, allait beaucoup au cinéma avec lui, mais refusait « qu’il se mêle de ce qu’[elle] voulai[t] être ». J. G.

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