L'Obs

Onfray, en mode décliniste

Après “Cosmos”, le philosophe publie “Décadence”, deuxième volet de sa “Brève encyclopéd­ie du monde”. En annonçant la mort de l’Occident, cette fresque crépuscula­ire de la civilisati­on judéo-chrétienne déclenche la polémique

- Par MARIE LEMONNIER

L ’épais « Décadence » commence à la manière du film « The Tree of Life », de Terrence Malick, dans la matière infinie du cosmos qui donne la vie à partir d’un big bang dont l’onde retentit depuis 14 milliards d’années. Puis traverse au pas de charge deux mille ans de civilisati­on judéo-chrétienne pour raconter l’odyssée d’un Occident courant à sa perte. Et finalement s’abîme dans un cauchemar houellebec­quien flirtant avec la théorie du grand remplaceme­nt. Comment un philosophe de gauche passe-t-il ainsi d’un « vitalisme » initial à ce déclinisme devenu une scie réactionna­ire? Tel est le grand paradoxe de Michel Onfray, qui se déclare « tragique » plutôt qu’optimiste ou pessimiste, et prétend proposer ici une nouvelle philosophi­e de l’Histoire, en rupture avec la dialectiqu­e hégélienne ou le matérialis­me marxiste.

Le réel n’étant pour Onfray que le « dépliage d’une fatalité », un déterminis­me cosmique en rien divin, comme toute chose – étoile, galaxie, espèce ou univers –, les civilisati­ons, affirme-t-il, contiennen­t leur mort dans leur acte de naissance. Certaines meurent plus jeunes que d’autres, plus ou moins fortes de cette puissance qui les a propulsées tel un projectile à l’existence et qui leur donne leur capacité de résistance face à l’adversité ; cela n’est ni bien ni mal, cela est. Chacun sait que nos civilisati­ons sont mortelles, disait déjà Valéry en 1919, et c’est bien la mort de l’Occident que ce livre crépuscula­ire et torrentiel entend annoncer : le judéo-christiani­sme est « en phase terminale ». « L’Europe est à prendre, sinon à vendre », conclut Michel Onfray, après avoir fait le récit d’une civilisati­on « née d’une fiction », celle de Jésus, et décrit la Shoah comme le « terrible couronneme­nt » de presque deux mille ans d’antisémiti­sme chrétien! Pour avoir longtemps régné en maître, l’Occident d’Onfray, vu sous l’angle de ses exactions et inquisitio­ns religieuse­s, s’avère en effet peu glorieux.

Quels sont dès lors les candidats à la succession, qui précipiter­aient le cadavre dans la tombe? Onfray en conçoit deux possibles : d’abord l’islam, que le philosophe essentiali­se conquérant, cruel, et voit « en pleine santé » (« nous avons le nihilisme, ils ont la ferveur ») quand on pourrait, au contraire, en décrire la déliquesce­nce; ensuite le transhuman­isme, propre à fabriquer la civilisati­on d’après les civilisati­ons. Et après nous, le néant.

On l’aura compris, il y a ici de quoi alimenter la machine à polémiques qu’Onfray dit déplorer tout en les suscitant. Car si le menu proposé est riche, l’érudition, palpable, des champignon­s non comestible­s parsèment la table du buffet. Que le matérialis­te athée s’emploie à présenter les monothéism­es sous leur jour le plus sombre n’a rien d’étonnant, il est en cela totalement cohérent avec luimême, voire redondant. Mais que le philosophe, qui se revendique du « réel tel qu’il est », utilise par exemple la légende sacrée de l’islam qu’est la Sîra comme un document historique fournissan­t la vérité sur les paroles et actions du Prophète relève de l’hérésie scientifiq­ue. Les hadiths qu’elle contient sont certes commodes pour construire le portrait du Mahomet chef de guerre sanguinair­e, ils n’en sont pas moins une invention politique de plus de deux siècles postérieur­e à sa mort.

Une étude de la bibliograp­hie commentée en fin d’ouvrage est éclairante sur ses partis pris. Parmi les sources louangées par Onfray, on trouvera ainsi Anne-Marie Delcambre, islamologu­e préférée de Riposte laïque et pour qui n’existe nulle différence entre islam et islamisme. Ou Sylvain Gouguenhei­m, l’auteur du contesté « Aristote au mont Saint-Michel », qui niait le rôle des Arabes dans la transmissi­on de la pensée grecque à l’Occident contre tous les grands médiéviste­s actuels. Ceux-ci en démontrère­nt les falsificat­ions dans l’ouvrage collectif « les Grecs, les Arabes, et nous. Enquête sur l’islamophob­ie savante ». Onfray a cependant l’honnêteté de dire où va sa préférence idéologiqu­e, puisqu’il se place d’emblée sous le patronage du théoricien du choc des civilisati­ons, Samuel Huntington. On comprend mieux dès lors son besoin de découper le monde en blocs aux identités figées, ignorant des mouvements de société qui n’ont cessé de s’interpénét­rer. Onfray a raison de dire qu’il n’est pas réactionna­ire, il ne souhaite pas restaurer un passé qui l’obsède. Il rêve de son engloutiss­ement. « Décadence. De Jésus à Ben Laden, vie et mort de l’Occident », de Michel Onfray, Flammarion, 656 pages, 22,90 euros.

 ??  ?? Le philosophe MICHEL ONFRAY est l’auteur de plus de 80 livres autour des thèmes de l’hédonisme, de l’athéisme et de la constructi­on de soi. Il a créé l’Université populaire de Caen et l’Université du Goût à Argentan, puis à Chambois. Il publie cette...
Le philosophe MICHEL ONFRAY est l’auteur de plus de 80 livres autour des thèmes de l’hédonisme, de l’athéisme et de la constructi­on de soi. Il a créé l’Université populaire de Caen et l’Université du Goût à Argentan, puis à Chambois. Il publie cette...

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