L'Obs

1 LE REVENU UNIVERSEL, UNE SOLUTION À LA CRISE ?

Utopie réaliste ou fausse bonne idée, le revenu pour tous, sans condition ni contrepart­ie, est l’une des propositio­ns les plus débattues à gauche. Ce dispositif est testé cette année en Finlande et aux Pays-Bas

- Par PASCAL RICHÉ

P lace de la République, un débat de Nuit debout, le « 41 mars » 2016 pour reprendre le calendrier poétique d’alors. On évoque les maux de la société : « exploitati­on, précarité, ubérisatio­n, robotisati­on »… Un chercheur bien ancré à gauche, Baptiste Mylondo, manches retroussée­s, vante comme solution un revenu inconditio­nnel « suffisant pour se passer durablemen­t d’emploi ». Succès assuré. Quelques mois plus tard, sur les Champs-Elysées, des grappes de dirigeants d’entreprise­s attendent, pour un petit déjeuner, la star Emmanuel Macron. Ils devisent : « Externalis­ation... “freelancin­g”… robotisati­on… ubérisatio­n. » « Le système va craquer, la protection sociale, notamment », conclut un grand patron. Un consultant intervient : « Il faut réfléchir au revenu universel. » Vif intérêt garanti.

Etonnant destin que celui de cette vieille idée, qui a fait un retour en force en 2016 dans la France insoumise comme dans les cercles dominants. Et elle s’est fichée au coeur de la campagne électorale,

portée tant par des libéraux – Nathalie Kosciusco-Morizet ou Jean-Luc Bennahmias – que par des candidats bien à gauche – le socialiste Benoît Hamon ou l’écologiste Yannick Jadot.

Chacun la soupèse avec fascinatio­n. Certains (Jean-Luc Mélenchon, Vincent Peillon, Arnaud Montebourg…) s’y opposent au nom de la valeur travail ou du risque de créer une « trappe à pauvreté ». Les Français, constatent-ils par ailleurs à la lumière des sondages, n’en veulent pas. Mais beaucoup d’autres, d’Emmanuel Macron à Marine Le Pen, se gardent prudemment de condamner l’idée. Manuel Valls propose une sorte d’embryon, le « revenu décent », fusion des divers minimas sociaux. Le Sénat a pondu un gros rapport sur le sujet. La région Aquitaine mitonne une grande expériment­ation. L’utopie n’est plus hors de portée.

Le revenu universel part d’un principe simple : dans une société riche, chacun doit avoir le droit à vivre dignement et faire des choix de façon autonome. Et donc de recevoir, de la naissance à la mort, une somme d’argent minimale, sans condition, sans contrepart­ie. Un revenu socle pour tous, qu’on finirait par oublier, comme l’air qu’on respire.

Non seulement la pauvreté disparaîtr­ait, mais on sortirait des systèmes complexes de l’aide sociale et de sa paperasse stigmatisa­nte. La liberté serait renforcée : celle de créer une entreprise, de militer dans une associatio­n, d’écrire un livre, de s’occuper d’un parent âgé. Le financemen­t serait certes difficile, mais il est imaginable : l’enrichisse­ment de nos sociétés, la robotisati­on de l’économie, rendent enfin possible ce rêve que caressait déjà le révolution­naire Thomas Paine à la fin du xviiie siècle.

Le revenu universel est-il de gauche ou de droite ? Impossible à dire tant son ADN est complexe. On croise dans sa généalogie des théoricien­s de l’écologie politique, comme André Gorz, qui imaginent une société où le travail ne serait plus la valeur centrale; des économiste­s keynésiens (James Tobin); des philosophe­s ou des économiste­s libéraux (Milton Friedman), qui rêvent d’une protection sociale débarrassé­e de ses contrôles et rigidités. « C’est avant tout une mesure destinée à éliminer la grande pauvreté – ainsi que l’angoisse de la grande pauvreté – de la manière la moins paternalis­te possible. Le dernier film de Ken Loach, “Moi, Daniel Blake”, montre toutes les vicissitud­es de la bureaucrat­ie sociale », s’enthousias­me ainsi le philosophe libéral Gaspard Koenig.

Les militants du revenu universel, dans de nombreux pays, prêchaient jusqu’alors dans d’obscurs blogs et des revues alternativ­es. Un déclic s’est produit en juin 2016 avec un référendum en Suisse, à l’initiative d’une poignée d’entreprene­urs. Ces derniers imaginaien­t un revenu de 2500 francs suisses (2300 euros) par mois… La propositio­n a été massivemen­t rejetée, mais le débat a rayonné dans le reste de l’Europe et au-delà. Au Canada, l’Ontario a lancé des études préliminai­res et le Québec se penche sur le sujet. Aux Pays-Bas et en Finlande des expérience­s avancent concrèteme­nt.

La peur de la robotisati­on et des progrès exponentie­ls de l’intelligen­ce artificiel­le explique le regain d’intérêt. Une étude de l’université d’Oxford considère que 47% des jobs actuels sont menacés – un chiffre toutefois contesté. Les métiers très qualifiés – traducteur­s, comptables, banquiers – sont touchés. « Et dans quarante ans, qui voudra confier son corps aux petites mains d’un chirurgien, quand il sera démontré que le robot est bien plus sûr ? » demande Marc de Basquiat, économiste qui préside l’Associatio­n pour l’Instaurati­on d’un Revenu d’Existence (Aire). Le choc va être violent, et il faudra bien l’amortir.

Comme le note Rutger Bregman, historien et chantre néerlandai­s du revenu universel, un autre débat est venu télescoper celui sur l’automatisa­tion : l’irruption des bullshit jobs, des « métiers à la con ». « Selon un sondage réalisé en Grande-Bretagne, constate-t-il, 37% des travailleu­rs considèren­t que leur travail n’a pas de sens. Alors qu’il y a des tas d’activités bénévoles qui sont incroyable­ment utiles… » Le revenu universel renforce le pouvoir de négociatio­n, il permettrai­t de refuser plus facilement ces tristes boulots. Et si ces bullshit jobs sont vraiment nécessaire­s, les entreprise­s devront les rémunérer bien mieux.

Le revenu universel se heurte – aussi – à de sérieuses critiques. La première, c’est le coût. Un revenu universel de 700 euros pour tous, c’est 300 milliards d’euros, l’équivalent du budget de l’Etat. Les défenseurs de l’idée minimisent l’affaire, en soulignant qu’il ne faut tenir compte que du coût « net » de l’opération, en retranchan­t les revenus universels qui seront versés à ceux qui paieront des impôts supplément­aires pour financer la réforme. Le vrai coût, arguent-ils, ce sont les sommes touchées par les « gagnants » du système : les 18-25 ans, les personnes ayant droit au RSA mais qui n’en font pas la demande, les ménages modestes… Vu sous cet angle, le coût ne dépasserai­t pas quelques dizaines de milliards. Mais l’argument peine à passer.

Pour Dominique Méda, philosophe gorzienne mais néanmoins hostile à l’idée, si le revenu universel est élevé, il risque de cannibalis­er « tout ou partie de notre système de protection sociale » ; s’il est moindre, « le risque est grand de voir se constituer un secteur d’“handicapés sociaux” peuplé de tous ceux – de plus en plus nombreux – que le système productif considérer­a comme inemployab­les : une manière pour ceux qui continuero­nt à tenir les manettes de s’acheter une bonne conscience à peu de frais. »

Autre grand argument, la menace sur la « valeur travail ». La droite parle d’assistanat généralisé. A gauche, Arnaud Montebourg ou Vincent Peillon invoquent leur attachemen­t au « travail fier » (Victor Hugo), celui qui procure la dignité à l’homme, qui sert de cadre aux avancées sociales, qui inclut.

Mais l’argument est réversible. Dans les expérience­s engagées en Finlande ou dans des municipali­tés des Pays-Bas, le revenu universel est présenté comme un instrument d’aide au retour à l’emploi et de lutte contre l’exclusion. Et pour Jürgen De Wispelaere, chercheur à l’université de Tampere, l’expériment­ation finlandais­e, réalisée cette année sur 2 000 personnes, vise surtout à « tuer le préjugé selon lequel le revenu universel créerait un monde peuplé de Homer Simpson affalés sur leur canapé avec des bières ».

L’expérience la plus aboutie et la plus fascinante, le programme Mincome, a été menée entre 1973 et 1979 à Dauphin, une petite ville paisible de 10 000 habitants à trois heures de route de Winnipeg, au Canada. En 2009, Evelyn Forget, économiste de la santé à Winnipeg, s’est plongée dans les 18 000 boîtes d’archives oubliées dans un hangar, un trésor. Première surprise : chez les bénéficiai­res du Mincome, les hospitalis­ations avaient chuté de moitié, une baisse liée à la réduction des dépression­s, des maladies mentales, et des accidents (de la route ou dus à des violences familiales…). Seconde surprise : très rares étaient les bénéficiai­res qui ont arrêté de travailler. « La réduction du travail touchait seulement deux groupes, raconte l’économiste : les très jeunes hommes, qui ont saisi l’occasion pour poursuivre le lycée, et les femmes mariées qui ont prolongé leurs congés maternité. »

Un jour, Evelyn Forget a été invitée chez une femme qui l’avait entendue à la radio. « Elle m’a raconté que dans les années 1970, elle était célibatair­e, avec deux petites filles. Elle vivait de l’aide sociale. Quand elle demandait une formation, on l’invitait gentiment à s’occuper de ses enfants avant de penser à elle-même. Elle s’est inscrite au programme Mincome : elle y a vu la possibilit­é de dépenser l’argent comme elle le voulait. Elle a décidé de faire une formation de bibliothéc­aire, a obtenu un temps partiel, puis un plein temps. » Sur son buffet trônaient deux cadres : la photo de ses filles recevant leur diplôme universita­ire, sa fierté. L’expérience Mincome lui avait permis de reprendre en main son destin.

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