L'Obs

EN 719, LES ARABES ARRIVENT À NARBONNE

En exclusivit­é, un extrait de l’“Histoire mondiale de la France”

- Par FRANÇOIS-XAVIER FAUVELLE

Il faut bien parler de la menace islamique, puisqu’elle approche. Depuis qu’en Orient la prédicatio­n de Mahomet s’est lancée, sabre au poing, à l’assaut du monde, on en perçoit le sourd fracas. Vous l’entendez ? La vague bientôt déferlera en causant la mort et la dévastatio­n. De là où vous êtes posté, vous distinguez déjà, dans son écume cotonneuse, la sinistre cavalcade. L’endroit s’appelle Ruscino. C’est une colline, à deux heures à pied de la mer, dans le Roussillon (dont le nom est une déformatio­n de Ruscino). Vous habitez ici parmi des ruines familières. Dès l’alerte donnée, vous avez caché vos outils de travail, car le fer est rare : si l’ennemi vous épargne, la vie reprendra. Ni les historiens ni les archéologu­es ne savent qui vous êtes ni ce que vous faites là. Vous, vous attendez, comme une sentinelle solitaire guette les barbares sur la courtine d’un poste de garde aux confins du monde. Eprouvez-vous crainte ou résignatio­n ? Si l’attente est un poison, quel est son remède ?

On a retrouvé à Ruscino quelques monnaies frappées par des souverains qui portent les noms étranges de Wittiza ou Akhila. Mais il n’y a plus de roi à Tolède, la capitale. Ils ont été défaits ou tués par les Sarrasins. Vous habitez en province, mais dans une province qui n’est plus la province de rien. Vous habitez en banlieue de Perpignan, mais vous ne le savez pas, car Perpignan n’existe pas ( je veux dire : pas encore). Nous sommes en 719, date convention­nelle, celle du calendrier grégorien (puisqu’il faut bien un point fixe dans cette histoire flottante comme une frontière). Le pays est wisigoth, du moins les élites. Vous semblez, d’ailleurs, posséder des armes et des parures dans le goût de l’Europe du Nord. Si cet équipement est à vous, si vous n’avez pas détroussé un marchand sur la via

Domitia, dont les pavés sont défoncés et les ornières trop profondes, alors vous avez toutes les chances de parler le dialecte germanique de vos trisaïeuls, ou bien un patois bas-latin avec un gros accent allemand, qui sonne comme du français ou du catalan. Vous êtes chrétien (c’est en tout cas probable, quoique rien de matériel ne l’atteste), c’est-à-dire bon trinitarie­n ( je veux dire catholique). Car en vous installant en Gaule et en Hispanie, en devenant un envahisseu­r assagi et un barbare tout ce qu’il y a de plus romain, vous avez refoulé la vieille hérésie arienne (vous êtes devenu mainstream). Et pour donner l’exemple, vous avez appris à exécrer les juifs, dont la rumeur vous dit qu’ils ont aidé les Sarrasins à prendre l’Afrique.

A présent l’Afrique est là, chez nous. L’Afrique gonflée de zèle religieux par l’Orient arabe, l’Afrique berbère aux incisives limées, l’Afrique à la peau sombre, l’Afrique hurlante et nue a passé les colonnes d’Hercule il y a sept ans, elle a pris Tolède au dernier roi des Wisigoths, elle a enlevé Pampelune et Saragosse, elle a empli l’Hispanie comme une outre en vessie de chamelle. Depuis votre promontoir­e, vous avez vu la troupe africaine passer et s’en aller piller Narbonne. Si vous n’étiez pas si tremblant de rage ou de peur, vous apprécieri­ez, vous la vieille terreur des gens d’ici, vous qui aviez fendu l’Empire romain comme un tronc pour vous faire une place en son sein, l’ironie qu’il ya à vous entendre maudire le barbare du jour, à le dépeindre comme un ennemi furieux, à vous dépeindre surtout comme le gardien du monde en paix.

Les antiquaire­s qui ont remué le site de Ruscino et les archéologu­es qui l’ont fouillé ont permis d’établir une séquence d’occupation­s. C’est un document incomplet, comme un manuscrit auquel il manquerait des pages sans que l’on sache combien ni lesquelles. Elle commence à l’âge du bronze final et se poursuit à l’âge du fer. Qualifions l’établissem­ent sur cet oppidum de bon gros village gaulois, si ce n’est que « gaulois » est impropre car, à en juger par les inscriptio­ns sur amphores ou les textes sur feuilles de plomb, les habitants étaient ibères. Ils faisaient du commerce (ce sont les centaines de monnaies de tous horizons qui l’attestent) et de la sorte ils devinrent peu à peu latins. Ils y réussirent si bien que leur bourg, sous Auguste, se vit gratifier d’un forum, privilège des colonies romaines. On a retrouvé des plaques de marbre portant des dédicaces aux membres de la dynastie julio-claudienne. La fortune s’éloigne avant la fin du ier siècle. Le site, peu fréquenté, en tout cas par ceux qui font tomber des monnaies de leur bourse et renseignen­t ainsi les chercheurs, est livré pour plusieurs siècles au démantèlem­ent et au remploi. On n’a guère retrouvé d’habitat pour cette longue période, la faute peut-être à l’érosion ou à l’arasement moderne des sols. On a des silos qui ont servi de silos et ont resservi plus tard de dépotoirs ou de caches. Et des monnaies d’or frappées au nom de souverains wisigoths de la toute fin du viie siècle ou du tout début du viiie. Et c’est là, juste au temps de la vigie inquiète sur le bord rocheux de son promontoir­e, qu’ont été abandonnés sur le site plusieurs dizaines (on en a retrouvé quarante-trois) de petits sceaux de métal frappés d’un timbre en langue et en écriture arabes, qui portent tous la mention « Maghnûm tayyib/qusima bi-Arbûnah », c’est-à-dire « Butin licite partagé à Narbonne ». Son forfait accompli, l’équipée aura fait relâche sur la colline de Ruscino pour procéder au partage, laissant pour unique et fugace vestige de son bref passage des estampille­s de plomb décachetée­s à la hâte. C’est du moins une hypothèse qui en vaut bien une autre, mais elle ne peut pas être trop éloignée de la réalité.

Qu’est-il advenu de vous ? On n’en sait rien. Un siècle plus tard, après une reprise d’occupation, Ruscino sera devenu un chef-lieu comtal carolingie­n, on y bâtira un château : finies les incursions barbares qui pénètrent et colmatent les fissures du monde, finie l’aberration de l’entre-deux languedoci­en. Désormais, la frontière entre les deux empires, le franc et le sarrasin, le chrétien et l’islamique, disons pour être plus allégoriqu­e entre la France et l’Afrique, passera de col en col au sommet des Pyrénées. L’escale de Ruscino, qui appartient encore à un espace et une époque intermédia­ires, marque dans la ténuité et l’incertain de ses vestiges un état antérieur au bon ordre géographiq­ue. Les traces s’y juxtaposen­t comme les mouvements s’interpénèt­rent. Les termes et issues de la rencontre y sont encore indécidabl­es. […]

A vrai dire, il faudra peut-être que le récit national révise la géométrie de la rencontre, qui n’est pas toujours ni univoqueme­nt celle de l’affronteme­nt de deux camps étrangers l’un à l’autre. Sous les yeux du témoin de Ruscino, le détachemen­t arabo-berbère a pillé d’abord, puis s’est établi à Narbonne. Pendant près de cinquante ans, jusqu’à ce qu’un autre ennemi, franc celui-là, prenne la ville en nous faisant croire qu’il la remettait dans notre giron, un émir, une administra­tion, des soldats de la garnison et leurs familles ont été narbonnais, et des Narbonnais qui étaient nés chrétiens ou juifs allèrent à la prière du vendredi aprèsmidi. A Nîmes même, prise dans la foulée de Narbonne mais qui ne fut islamique que durant une génération, on déposait les musulmans en terre en veillant à leurs rites. Comme cela s’est passé partout en al-Andalus, une mère chrétienne enterrait son mari ou son fils musulman dans le cimetière de tous. En élaborant nos généalogie­s imaginaire­s ou matérielle­s, on a expulsé de nous le souvenir de cette tombe, sauf à l’accueillir aujourd’hui comme signe précurseur et insolite, mais au final insignifia­nt, de notre bienveilla­nce à l’égard du voisin. Mais cette place dans le cimetière commun, nous avons échoué à la retrouver ou à la reconnaîtr­e en nous.

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