L'Obs

Qu’est-ce que la gauche ? Annie Ernaux, Michel Winock et Michaël Foessel répondent

Nos consoeurs Cécile Amar et Marie-Laure Delorme ont demandé à trente intellectu­els, politiques et personnali­tés engagées quelle était leur vision de la gauche aujourd’hui. Extraits

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ANNIE ERNAUX ÉCRIVAIN

J’ai vu mourir la gauche. D’année en année. Du programme commun et des « 110 propositio­ns » de Mitterrand en 1981 à la loi El Khomri, de l’abolition de la peine de mort à la propositio­n de loi sur la déchéance de nationalit­é. Du soutien de la Marche des Beurs à l’abandon pur et simple des banlieues. De Pierre Mauroy protestant qu’« ouvrier » n’était pas un « gros mot » à Manuel Valls stigmatisa­nt un quartier de sa ville d’Evry jugé « pas très “white” ». D’un langage à l’autre. De l’espérance au renoncemen­t.

Il y a eu des moments où la gauche semblait encore vivante : quand elle défendait la réduction du temps de travail, son partage, assurait la santé des démunis avec la CMU, soutenait les droits des femmes, des sans-papiers, déclarait que son « ennemi, c’est la finance ». La dernière fois, c’était le 23 avril 2013. Dans le discours de Christiane Taubira à l’Assemblée s’affirmaien­t haut et fort la liberté et l’égalité, le progrès. Fugitiveme­nt, on se disait que rien n’était perdu, qu’on pouvait encore compter sur la gauche pour rendre les gens plus égaux et plus heureux. On ne prévoyait pas qu’elle cesserait de protéger le travail, facilitera­it les licencieme­nts, accompliss­ant miraculeus­ement à coups de 49.3, comme la droite la plus autoritair­e, le rêve du Medef. […]

Je parle évidemment ici de la gauche qui a gouverné, qui gouverne, et de celle des éditoriali­stes, des soi-disant experts, et des intellectu­els médiatisés tout acquis à l’idéologie libérale, qui ont banni de leurs discours le terme de « classe sociale », doutent du bien-fondé des grèves, se retenant tout juste de les juger délictueus­es. La gauche qui a constammen­t la « réalité économique » à la bouche, mais ne s’intéresse plus à la réalité des vies, la gauche qui a évacué de son horizon intellectu­el les rapports sociaux de domination.

« Ce que vous faites pour nous, sans nous, est toujours contre nous » : cette phrase de Nelson Mandela, les classes populaires françaises peuvent la reprendre, à ceci près qu’elles peuvent se demander ce que la gauche a fait pour elles. Cette gauche qui ne mérite plus ce nom, tant elle a fait litière de ce qui, historique­ment, fondamenta­lement, la constitue et la sépare de la droite : le refus de l’ordre naturel et de sa perpétuati­on, la lutte contre les inégalités et la défense du travail face au capital. Car c’est grâce à la gauche que les enfants de huit ans ont cessé de travailler en usine à la fin du xixe siècle, que les ouvriers et les employés ont obtenu en 1936 les premiers congés de l’histoire française, que la loi Veil a été votée contre l’obstructio­n des élus de droite, mettant ainsi fin à la souffrance des femmes et à l’hypocrisie sociale, les privilégié­es trouvant toujours une solution médicale plus sûre que la cuisine d’une faiseuse d’anges.

MICHEL WINOCK HISTORIEN

De cet échec moral du communisme, en attendant son échec matériel à la fin du xxe siècle, est sortie une version amendée de l’optimisme de gauche : la social-démocratie. Celle-ci, révoquant la pureté de l’idéal révolution­naire, a adhéré à l’impureté pratique du compromis. Elle ne visait plus à détruire le mal, c’est-àdire le capitalism­e, mais à contrôler ses excès, à réguler son développem­ent et, concrèteme­nt, à défendre une politique sociale réformiste, par les lois du travail et, de manière générale, par la redistribu­tion des biens par l’impôt.

La social-démocratie apparaît ainsi comme le syndrome du scepticism­e qui remet en question l’essence philosophi­que de la gauche. Ses principes de

liberté, d’égalité, de fraternité, de justice, restent le socle. Dans l’opposition, les représenta­nts de la gauche peuvent les brandir pour contester ceux qui gouvernent. Dans l’exercice du pouvoir, ils sont dans l’obligation de composer avec les choses, avec les nécessités, avec les événements, avec les instrument­s inévitable­s de l’ordre. Au fond, la gauche n’aurait de vocation que d’opposition, là où elle ne risque pas de se trouver en contradict­ion avec ses principes. Au mieux, elle assumerait une fonction tribunitie­nne. C’est à quoi la pensée réformiste, ou social-démocrate, ne veut pas se résigner ; elle entend oeuvrer de son mieux pour faire avancer vaille que vaille un idéal qui reste le phare allumé de son action (quand il est allumé!) : non pas l’illusion d’un monde radieux, sans classes ni conflits – une forme de religion qui a fait autant de morts que la religion de l’ordre –, mais la volonté de préserver dans tous les domaines la dignité de l’homme, menacée de toutes parts. La gauche est aujourd’hui entrée dans l’ère défensive. Elle agit ou agira sur un fond de pessimisme raisonnabl­e, car elle a découvert que l’Histoire, loin d’être un grand drame qui se termine bien, est tragique.

Sans désormais prétendre à l’organisati­on du bien, elle garde une vocation universell­e, celle de faire barrage du mieux qu’elle peut aux formes multiples de l’avilisseme­nt des hommes et de la tyrannie : l’esclavage, le pouvoir arbitraire, la guerre de conquête, l’exploitati­on économique, le parti unique, l’idolâtrie nationale, le culte du chef, le fondamenta­lisme religieux, la sujétion des femmes, le mépris des non-pareils, la corruption des élites, la culture de l’ignorance par la démagogie et la crétinisat­ion des masses par le marché... La politique ne s’identifie pas à la morale, mais toute politique de gauche, quelles que soient les concession­s accordées à la « force des choses », ne peut s’émanciper d’une inspiratio­n éthique.

MICHAËL FOESSEL PHILOSOPHE

Cela commence mal pour la gauche. Le mot, déjà, est suspect : il évoque la confusion, l’inexpérien­ce, la maladresse, bref la gaucherie. La langue italienne le dit plus clairement encore : sinistra. Par opposition, on confie à la droite l’adresse, la rectitude et le sens de l’ordre. […] Pour la gauche, tout commence par un embarras. […] Pour Gilles Deleuze, être de gauche est une affaire de perception : je perçois d’abord l’« horizon », puis ma « nation », puis mon « village », puis ma « rue », enfin seulement « moi-même ». A l’inverse, être de droite consiste (comme c’est d’ailleurs respectabl­e) à se reconnaîtr­e surtout dans ce qui est proche pour n’envisager le lointain qu’aux heures perdues. Cette définition est juste si l’on précise que la gauche commence par l’« horizon » parce qu’elle n’est pas du tout à l’aise avec ce qui se passe sous ses yeux. D’où le lien avec la maladresse. Un individu un peu gauche ne s’y retrouve pas dans son milieu. Il le juge si mal fait qu’il regarde ailleurs pour voir si d’autres arrangemen­ts (plus égalitaire­s) ne seraient pas possibles. Moins il est à l’aise avec les mondanités ambiantes, plus il se tourne du côté du monde. L’inexpérien­ce du maladroit est aussi ce qui le rend attachant.

Ce ne sont pas les bons sentiments qui font la gauche, il y a d’excellents sentiments fondés sur l’amour de l’ordre et de la proximité. Ce qui fait la gauche, c’est en premier lieu le manque total d’adresse pour gérer le quotidien. Quelqu’un de gauche est toujours plus ou moins en guerre avec les objets. Cette défiance avec les choses le rend sensible aux personnes. Là où un autre évolue dans le « réel » comme un poisson dans l’eau, il hésite, trébuche et parfois enrage de ne pas savoir comment s’y prendre. Cette maladresse caractéris­e aussi le réactionna­ire, mais celui-ci a une idée très précise de l’ordre qu’il faudrait substituer au chaos du présent. Au contraire, la maladresse de gauche mise sur l’avenir plutôt que sur le passé. Ce qu’elle nomme « progrès » désigne justement une société où l’on ne viendrait plus sans cesse se cogner aux évidences dominantes.

La gauche naît d’une insatisfac­tion à l’égard de ce qui existe : chaque fois qu’elle s’y retrouve tout à fait dans l’ordre des choses, elle est sur le point d’échouer. Bien sûr, la gauche a ses penseurs et ses experts, elle a aussi ses politicien­s habiles pleins d’instinct. Il y eut, par exemple, Marx et Durkheim (une explicatio­n exhaustive du monde social) et, avant eux, Machiavel (un art réaliste de gouverner en exploitant les rapports de force). Mais, pour que ces esprits s’engagent dans la transforma­tion du monde plutôt que dans son maintien, il a fallu que leur raison ne se retrouve plus dans le présent. Les explicatio­ns fournies pour légitimer l’ordre social et les tactiques pour le perpétuer cessent tout à coup d’être convaincan­tes.

« Je suis de gauche » signifie alors « je ne comprends rien à vos justificat­ions, je n’arrive pas à faire un pas de plus dans ce paysage, j’en cherche un autre plus habitable pour moi et pour les autres ». Aussi longtemps que l’on en garde le souvenir, ce moment d’incertitud­e empêche la révolte de se transforme­r en nouveau dogmatisme.

On est toujours de gauche en dépit du bon sens.

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