Quand Keynes imaginait le capitalisme en 2030
En 1930, le grand économiste publie une “Lettre à nos petits-enfants” dans laquelle il s’interroge sur l’avenir des sociétés industrielles un siècle plus tard. Entretien avec André Orléan, qui a préfacé ce texte étonnant
Sous le titre « Lettre à nos petits-enfants », Les Liens qui libèrent republient « Economic Possibilities for Our Grandchildren », un petit essai étrange de John Maynard Keynes. Il s’y projetait cent ans plus tard pour imaginer la société du futur. A le lire, la croissance aura en 2030 chassé la misère. Nous vivrons dans une société d’abondance dans laquelle nous travaillerons très peu : « Il sera temps pour l’humanité d’apprendre comment consacrer son énergie à des buts autres qu’économiques » ; « l’amour de l’argent […] sera reconnu pour ce qu’il est : un état morbide plutôt répugnant ». Pour André Orléan, l’intérêt de ce texte réside dans la rupture avec le capitalisme qu’entrevoit Keynes. Ce petit texte était-il selon vous visionnaire? C’est un texte très étonnant. On découvre que Keynes, dès la fin des années 1920, a prévu que l’activité économique serait « quatre à huit fois supérieure » un siècle plus tard. Or, dès aujourd’hui, en monnaie constante, le PIB des pays occidentaux est plus de quatre fois supérieur à celui de 1930. Cette prévision est d’autant plus remarquable qu’elle a été faite au cours d’une période très troublée – la crise de 1929 –, alors même que les statistiques disponibles étaient rares. Pour en mesurer l’audace, songez aux difficultés que rencontrerait un économiste se proposant aujourd’hui de prévoir le niveau de développement dans cent ans.
En revanche, Keynes se trompe lorsqu’il imagine une société d’abondance, qu’on ne voit toujours pas apparaître, même en se limitant aux pays les plus développés. Il ne comprend pas que le capitalisme n’a pas pour but de mettre fin à la rareté. Mais le fait qu’il se trompe est en soi intéressant. Il constate pourtant qu’il existe, à côté des besoins “absolus” (se nourrir, se loger, etc.), des besoins relatifs (le désir d’acquérir un statut supérieur)… Oui, cependant il ne s’attarde que sur les besoins absolus, et semble ne pas accorder d’importance aux autres. Il en sous-estime clairement la force. Mais c’est assez cohérent avec l’analyse qu’il développe : dans la société d’abondance qu’il imagine, ces besoins-là n’auront plus lieu d’être, car ils sont liés aux interactions marchandes, dont il veut justement sortir. Une fois les besoins matériels pleinement satisfaits, nous serions libres d’être pleinement humains et de développer un authentique art de vivre.
Ce qui est tout à fait incongru, c’est que cet économiste pourtant libéral conçoit le capitalisme comme n’étant qu’une étape provisoire du développement de l’humanité, là où en général les libéraux le pensent comme la forme définitive et indépassable de l’ordre économique.
L’autre aspect surprenant du texte, c’est la violence de l’antagonisme qu’il dessine entre les véritables valeurs humaines et les fausses valeurs du capitalisme, comme l’amour de l’argent. A ses yeux, le capitalisme constitue une sorte d’époque obscure, de « préhistoire », durant laquelle les hommes sont contraints par la rareté des ressources. Les vraies valeurs ne pourront s’imposer que lorsqu’on sera sorti d’une économie centrée sur la subsistance et le travail. Il considère nécessaire le passage non seulement par le capitalisme, mais aussi par ces mauvaises valeurs… Absolument nécessaire. C’est à ses yeux un mauvais moment à passer, indispensable pour sortir de la rareté. Jamais on ne lirait cette thèse chez Hayek ou les grands libéraux. On le lit chez Marx, qui était à sa manière un économiste classique. Chez Marx, oui… que Keynes considérait comme un « piètre penseur ». Keynes ne va pas jusqu’au bout du raisonnement : il n’imagine pas un revenu universel déconnecté du travail, par exemple. Il se borne à évoquer une réduction drastique du temps de travail… C’est vrai, il juge que « le vieil Adam » qui est en nous [« the Old Adam », expression anglaise qui renvoie à notre nature profonde, NDLR] ressentira encore le besoin de travailler trois heures par jour. Mais ce qui rend son texte très actuel, c’est sa remise en question de la justification classique du capitalisme, qui est de produire sans cesse des biens et services. Pour lui, le capitalisme n’est concevable que si l’on en sort un jour, pour bâtir une société de sobriété. Aujourd’hui, on sait que ce modèle productiviste nous conduit dans le mur, du fait de la limitation des ressources et de l’équilibre écologique. Lui n’évoque certes pas cette problématique – à l’époque, elle n’était pas en débat –, mais le changement des modes de vie qu’il imagine rejoint les réflexions d’aujourd’hui. Keynes, aujourd’hui, serait-il décroissant ? Impossible à dire tant Keynes est imprévisible, lui-même se définissant comme un hérétique. L’idée de croissance est tellement importante dans sa pensée qu’on a du mal à l’imaginer. Sauf à penser la décroissance comme la sortie du capitalisme qu’il imagine dans ce texte. Selon une autre hypothèse, que défendent de nombreux économistes contemporains, les innovations à venir régleront les problèmes suscités par notre système économique.
Entre les deux, je pense qu’il pencherait pour la première, même s’il est toujours hasardeux de faire parler les morts. Dans ce texte, il oppose le « bon » (le plaisir de l’instant, les « êtres charmants »…)à l’« utile ». L’utile passe par l’injustice, la cupidité. Il est nécessaire le temps que l’humanité soit conduite « à l’air libre ». Mais une fois hors du « tunnel de la nécessité économique », il faudra préférer le « bon ». C’est un passage captivant… Cela résume son opposition radicale à ce qu’il appelait « la tradition benthamienne », selon laquelle il y aurait une équivalence entre le bien et l’utile. A ses yeux, cette tradition a inspiré tant le marxisme que le laisser-faire et conduit à une décadence morale. Il défendait pour sa part une conception du bien d’une tout autre nature, identifiée aux plaisirs des rapports humains et à la jouissance des beaux objets, à l’« amour, la création et la jouissance esthétique, la recherche de la connaissance ». Il la doit en partie à George Edward Moore [professeur de philosophie à Cambridge] et à ses « Principia Ethica ». Mesurée à cette aune, l’économie lui apparaît comme une activité parfaitement secondaire. Dans ses « perspectives pour nos petits-enfants », il méprise ouvertement l’économie. Il juge que les économistes devraient à terme être comme les dentistes, et réparer quelques caries de temps en temps, rien de plus. Pour lui, l’économie, c’est l’intendance. Elle ne doit pas prendre trop de pouvoir. Il prend le contre-pied des libéraux qui pensent que ce qui est central, c’est l’innovation et l’entrepreneur. Pour eux, l’esprit d’entreprise est consubstantiel à l’humanité. Ce n’est pas du tout sa conception : il place très au-dessus de tout les valeurs esthétiques du groupe de Bloomsbury, dans lequel il évolue, qui réunissait des artistes et des intellectuels britanniques [notamment Virgina Woolf ]. Il identifie le capitalisme non pas à l’entreprise, mais à la chrématistique : au désir d’argent. Il rejette ce qu’il appelle « l’intentionnalité », le fait de se fixer des buts lointains, pour privilégier le moment présent. Il rejette le désir d’argent dans des termes d’une rare violence, parlant d’« état morbide plutôt répugnant », « de pulsions mi-criminelles, mi-pathologiques qu’on laisse en frissonnant aux spécialistes des maladies mentales ». Cela nous renvoie à sa « Théorie générale », dans laquelle la consommation est centrale, et l’épargne, accessoire.
Ce rejet de l’accumulation de l’argent est au coeur de sa vision d’ensemble de l’économie. Son capitalisme n’est pas financier, et Keynes imagine sans états d’âme « l’euthanasie des rentiers », à la suite de la baisse nécessaire du taux de l’intérêt. Car, pour Keynes, les deux vices marquants du monde économique sont le chômage et l’inégalité de la fortune et du revenu. L’historien Jean-Marc Daniel s’étonne que Keynes ait inspiré : 1) la social-démocratie, expression des classes populaires et moyennes, qu’il méprisait ouvertement; 2) les économistes, dont il se moquait et 3) les adeptes du dirigisme, alors que toute sa vie il se définissait comme un libéral… C’est une présentation amusante. Mais son libéralisme était très particulier. Il se rattachait au « nouveau libéralisme », un mouvement anglais né à la fin du xixe siècle, qui privilégiait non plus la liberté individuelle comme l’ancien libéralisme du laisser-faire, mais la justice sociale. Il a été compagnon de route du Parti libéral, mais il était aussi proche des travaillistes. Ce « nouveau libéralisme » est aux antipodes du néolibéralisme contemporain.