L'Obs

La grande tristesse des intellectu­els de gauche

Le quinquenna­t de Hollande les a déçus, et la primaire du PS ne les intéresse guère : à l’approche de la présidenti­elle, les penseurs et chercheurs préfèrent “passer leur tour”. Au risque de laisser les candidats aux mains des experts ?

- Par ÉRIC AESCHIMANN, XAVIER DE LA PORTE, PASCAL RICHÉ et VÉRONIQUE RADIER

Une semaine avant la volte-face de François Hollande, un grand historien a reçu un étrange coup de téléphone. Au bout du fil, Vincent Feltesse, conseiller politique du chef de l’Etat. C’est lui qui, ces deux dernières années, s’est occupé pour lui d’organiser des « déjeuners d’intellos » à l’Elysée. Quel est l’objet de son coup de fil? « Le président va se représente­r, voulez-vous participer à l’aventure ? », explique Vincent Feltesse à son interlocut­eur. Avant de glisser, à la façon d’un homme de main qui monte un coup audacieux pour son patron : « Certes, ce n’est pas gagné, mais la rétributio­n sera à la hauteur des risques encourus. »

La politique a toujours comporté un versant cynique, qui se complaît à utiliser les grandes

idées comme de jolis hochets. Platon, déjà, en fit les frais quand Denys de Syracuse l’appela à ses côtés… avant de le jeter en prison. Nous n’en sommes plus là. Mais, au terme de cinq années de mandat, le pouvoir socialiste manifeste une conception assez effarante de ses relations avec le monde intellectu­el. « Nous sommes bons à mettre sur l’estrade pour faire joli », résume le philosophe Marcel Gauchet.

Et, justement, le temps des estrades est revenu. La gauche bat la campagne, de Jean-Luc Mélenchon, parti le premier voici un an avec ses « Insoumis », à la « fusée » Macron, qui remplit les salles, en passant par la primaire de la gauche, cette « Belle Alliance » et ses aspirants candidats en quête d’investitur­e. Voilà qui devrait être un formidable accélérate­ur pour la circulatio­n des idées, leur transforma­tion en mesures concrètes, en slogans, en mots d’ordre qui rallient les foules. Et en effet, dans le magma des petites phrases, une nouvelle idée a réussi à se frayer un chemin : celle du revenu universel, défendue par un nombre grandissan­t d’intellectu­els. C’est en s’en faisant le porte-parole que Benoît Hamon a pu s’imposer dans la compétitio­n. Signe rassurant que, contrairem­ent à ce que prétendent les pseudoexpe­rts en communicat­ion politique, les idées restent le seul, le vrai carburant de la vie politique !

Pourtant, du côté de ceux qui produisent ces idées, on ne se précipite guère pour participer aux combats en cours. Sollicités par « l’Obs », ils livrent un diagnostic quasi unanime : ils sont plus que réticents à s’engager et la raison en est que, après avoir soulevé un relatif espoir, le quinquenna­t de François Hollande n’aura été qu’une succession de déceptions. Comme ses prédécesse­urs, le président de la République aimait convier à sa table ces noms qui apparaisse­nt dans les pages Débats des journaux. Lui et ses ministres ont reçu, écouté, hoché la tête. Mais, à l’exception de François Dubet, sociologue de l’éducation, qui retient « un homme qui se distingue de ses collègues en cela qu’il écoute ce que l’on a à lui dire », bien rares sont ceux qui ont eu l’impression d’un véritable intérêt, et encore moins d’un échange. Marcel Gauchet raconte : « J’ai déjeuné avec le chef de l’Etat au début du quinquenna­t, en présence d’Aquilino Morelle, qui avait organisé la rencontre. Il a été très poli et puis il m’a fait le coup habituel : “Vous, les intellectu­els, vous ne pouvez pas comprendre les contrainte­s auxquelles on doit faire face quand on est au pouvoir.” »

VALLS ET “L’EXCUSE SOCIOLOGIQ­UE”

Comment dialoguer à partir d’un tel postulat ? Comment ne pas avoir envie de s’éloigner doucement, tranquille­ment ? Camille Peugny, sociologue, compagnon de route du « laboratoir­e des idées » lancé par Martine Aubry, lui aussi convié à la table du chef de l’Etat à plusieurs reprises, ne cache pas son amertume : « A posteriori, c'est beaucoup de temps perdu, étant donné l'ampleur des renoncemen­ts de ce quin quennat. Je me concentre sur mes recherches. » Il y a un an, l’appel à une « primaire de la gauche », par des politiques et des intellectu­els – l’économiste Thomas Piketty, l’écrivain Marie Desplechin, la sociologue Dominique Méda –, avait relancé un temps l’espoir. « On a fait des réunions dans toute la France, il y avait un désir que quelque chose se passe », se souvient Marie Desplechin. Mais, très vite, le PS d’un côté et Mélenchon de l’autre étouffent l’initiative. « J’ai été impression­née par la puissance des appareils et leur diplomatie un peu mafieuse. »

Ultime contentieu­x, peut-être le plus grave : juste après les attentats du 13 novembre, Manuel Valls lance une véritable déclaratio­n de guerre au monde des sciences humaines et au travail de la pensée. « J’en ai assez de ceux qui cherchent en permanence des excuses ou des explicatio­ns culturelle­s ou sociologiq­ues à ce qui s’est passé », dit-il devant le Sénat. Chercher des explicatio­ns, c’est la mission des chercheurs et c’est l’acquis le plus précieux de notre modernité. Rejeter la quête des causes, c’est tout bonnement promouvoir l’obscuranti­sme comme doctrine officielle, édifier un « crétinisme d’Etat », pour reprendre le mot de l’économiste Frédéric Lordon. La bronca avait été générale, balayant un large spectre, de Marcel Gauchet à Alain Badiou.

Depuis, Valls est devenu la bête noire du monde intellectu­el. « Je ne sais pas encore pour qui je voterai à la primaire, mais sûrement pas Valls », explique Daniel Kaplan, spécialist­e des questions numériques. « Il y a un antivallsi­sme très fort dans le monde de la recherche », avance Sylvain Bourmeau, journalist­e et professeur associé à l’EHESS. L’ex-Premier ministre réserve ses faveurs aux plus médiatique­s, comme Bernard-Henri Lévy, Caroline Fourest et surtout l’islamologu­e Gilles Kepel – « un copain », confiait-il cet automne en privé. Une proximité qui est aussi une façon de prendre position dans le débat qui oppose Kepel à son collègue Olivier Roy sur la nature du terrorisme islamique. Le premier y voit une « radicalisa­tion de l’islam », ce qui implique une défiance envers la religion musulmane, là où le second diagnostiq­ue une « islamisati­on de la radicalité » et préconise une réforme de nos sociétés.

Qu’en est-il des autres candidats à la primaire? Benoît Hamon semble être celui qui a le plus d’échanges avec les chercheurs. Avant même sa campagne, il avait monté un groupe de réflexion, les Grecs. Nicolas Matyjasik, professeur de science politique à Lille, coordonne son projet : « Je travaille avec des intellectu­els, des chercheurs, des représenta­nts de la société civile. » Et de citer Nicolas Postel, un économiste hétérodoxe, Aurore Lalucq, codirectri­ce de l’Institut Veblen pour les Réformes économique­s, ou encore Stéphane Vernac, chercheur à l’école des Mines ParisTech. Hamon a également rencontré Dominique Méda, Thomas Piketty et Yann Moulier-Boutang. « J’ai été consulté au sujet du revenu universel, raconte ce dernier, économiste et

directeur de la revue “Multitudes”. J’ai dit qu’il fallait un revenu haut – de 1 100 euros – financé par une taxe sur les transactio­ns monétaires et financière­s. Il a eu l’air sensible à mes arguments, mais s’en est finalement tenu à une propositio­n de 750 euros… » Mais certains chercheurs ont préféré ne pas donner suite aux invitation­s du candidat, à l’image du géographe Christophe Guilluy, qui a choisi de décliner toutes les sollicitat­ions.

“AUDITIONS PROGRAMMAT­IQUES”

Arnaud Montebourg a lui aussi approché le monde intellectu­el. Il s’est entouré d'économiste­s de haut niveau (Mathieu Plane, Michel Aglietta). « Depuis qu’il est sorti du gouverneme­nt, Arnaud a beaucoup lu, plaide un ami. Il a discuté, et la présence d’Aurélie Filippetti à ses côtés a facilité les rencontres. » Ce n’est pas le grand amour pour autant : si Arnaud Montebourg a déclaré en public son admiration pour Régis Debray, celui-ci réagit par un éclat de rire lorsqu’on lui rapporte le propos. Thomas Piketty, qui a été consulté par le candidat, n’est pas très à l’aise « avec son discours souveraini­ste/ made in France ». Et Loïc Blondiaux, qui se souvient de l’avoir croisé autour du mouvement pour la VIe République, fait un constat dépité : « Ce qu’il en reste dans son programme aujourd’hui est décevant… »

Dans ce match à quatre, Vincent Peillon occupe une place à part. Ce philosophe, spécialist­e de la pensée socialiste française sous la IIIe République, a débattu, fin novembre, lors du grand colloque sur la pensée républicai­ne organisé par l’Ecole normale supérieure avec des stars internatio­nales de sa discipline. Difficile d’imaginer que quelques jours plus tard il se jetterait dans la tambouille de la primaire ! Malgré ce tête-à-queue, l’ancien ministre de l’Education de François Hollande aurait pu être le candidat naturel du monde universita­ire. Il en est loin.

Entre eux domine une mutuelle indifféren­ce : « Il se considère comme un intellectu­el et cela semble lui suffire », persifle un historien.

Il existe un autre candidat, hors de la primaire socialiste cette fois, à se définir lui-même comme un intellectu­el. Féru d’histoire, habitué des université­s populaires, Jean-Luc Mélenchon aime faire appel aux penseurs et à leurs idées. En 2012, plusieurs centaines de chercheurs et d’artistes avaient signé un appel en sa faveur. Cette année, ses deux coordinate­urs de campagne sont l’économiste Jacques Généreux, un chrétien de gauche, et la juriste Charlotte Girard. Au QG parisien de la France insoumise, à deux pas de la gare du Nord, les intellectu­els ont porte ouverte, notamment pour participer aux « auditions programmat­iques » destinées à élaborer les propositio­ns du mouvement pour la présidenti­elle. Le sociologue Mathieu Grégoire, auteur connu pour ses travaux sur la précarité et le statut des intermitte­nts, s’y est rendu. « Dans le mail d’invitation, il était bien précisé qu’il ne s’agissait pas de s’engager dans sa campagne. »

Filmées, ces séances ont ensuite été mises en ligne sur YouTube. Elles nourrissen­t la page Facebook de l’ancien ministre de Lionel Jospin, qui compte plus de 150000 abonnés et vient de se voir récompensé­e d’un « bouton d’argent » par le site américain. L’une des vidéos les plus regardées rassemble l’économiste Bernard Friot et la sociologue Sarah Abdelnour à propos de « l’ubérisatio­n et le salaire à vie ». Néanmoins, si les apporteurs d’idées sont reçus, tous n’ont pas l’heur de rencontrer le candidat. Et, lorsque celui-ci est présent, écoute-t-il forcément ? « Je lui ai parlé des intermitte­nts du spectacle et de l’indemnisat­ion du chômage, conçue seulement pour les salariés en CDI, il regardait tout le temps son téléphone portable, raconte Mathieu Grégoire. C’est un peu frustrant que les notions un peu complexes aient tant de mal à passer. »

CALCULER LE PRÉSENT OU IMAGINER L’AVENIR ?

Reste le cas d’Emmanuel Macron, le « trublion de la gauche », comme le répètent les commentate­urs (le « trouble » consistant à se dire de gauche tout en flirtant avec la droite). Ainsi l’ancien ministre de l’Economie est-il proche à la fois de Thierry Pech, directeur de la fondation Terra Nova (laboratoir­e de la gauche réformiste), et de Laurent Bigorgne, qui dirige l’Institut Montaigne, d’inspiratio­n libérale. Jacques Attali, dont il se réclame et qui l’avait présenté à François Hollande, a depuis pris ses distances, se déclarant déçu par son projet. Côté économiste­s, Macron s’est entouré des quelques poids lourds issus du groupe de La Rotonde, club informel qui avait cogité pendant la campagne de François Hollande, en 2011. Si Philippe Aghion ne nie pas jouer les bonnes fées, ce professeur d'économie à Harvard ne figure pas dans l’organigram­me. Mais son collègue Jean Pisani-Ferry vient de quitter France Stratégie, dont il était commissair­e général, pour rejoindre officielle­ment l’équipe d’En Marche! comme responsabl­e du programme. Une belle prise, certes, mais un économiste de gauche s’interroge : « Comment s’engager derrière Macron alors qu’on ne sait pas du tout où il va retomber ? Il y a de quoi se cramer : imaginez, par exemple, que celui-ci termine Premier ministre de Fillon… »

« L’implicatio­n des intellectu­els décline depuis quinze ans à chaque élection », résume Daniel Cohen, chef de file de l’Ecole d’Economie de Paris. En 1995, il avait contribué à la campagne de Jospin, puis à celle de Royal avant de se pencher sur celle d’Aubry, dont il est proche, lors de la primaire de 2011. Cette fois-ci, « je passe », dit-il. De même, Thomas Piketty s’est mis en retrait : « Je suis poli, je réponds quand on me contacte. Je me contente de mettre dans le débat mes recherches et mes idées. » Un basculemen­t semble s’opérer dans le rapport entre monde des idées et acteurs politiques. Plutôt que se rallier à un seul candidat, les intellectu­els préfèrent désormais mettre leurs idées à la dispositio­n de tous, ce que certains appellent « la méthode Hulot ». Ils intervienn­ent dans le débat soit directemen­t soit par l’intermédia­ire de think tanks tels que la Fondation Jean-Jaurès, Terra Nova, l’Institut Montaigne, l’OFCE ou la République des Idées, qui se chargent désormais d’élaborer des propositio­ns concrètes, directemen­t utilisable­s par les candidats. Et si, en théorie, ces structures n’ont pas à prendre position, leur rôle n’a jamais été aussi important que dans la campagne actuelle.

Moins de penseurs, plus d’experts : c’est la pente de la vie politique depuis quarante ans. De la Silicon Valley au FMI en passant par les politicien­s « raisonnabl­es », le problem solving est devenu la doxa. « Nos dirigeants ne se rendent pas compte que ce qui pose problème, ce ne sont pas les points techniques, c’est l’intelligib­ilité du monde que nous avons construit », réplique Marcel Gauchet. Si la gauche avait jadis un rapport privilégié avec le monde intellectu­el, c’est que, en tant que parti du changement, elle avait besoin d’eux pour imaginer l’avenir, explique-t-il. Avant d’ajouter : « Dans le monde néolibéral où nous sommes, le futur n’est plus qu’une excroissan­ce du présent, entièremen­t réduit à la logique de l’investisse­ment rentable. » L’expert calcule la rentabilit­é d’une mesure, le penseur tente de lui donner du sens. Les deux sont utiles. Mais combien de temps pourra-t-on faire de la politique en n’écoutant que le premier ?

“NOS DIRIGEANTS NE SE RENDENT PAS COMPTE QUE CE QUI POSE PROBLÈME, C’EST L’INTELLIGIB­ILITÉ DU MONDE QUE NOUS AVONS CONTRUIT.” Marcel Gauchet

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