L'Obs

Cinéma Combien d’oscars pour « La La Land » ?

Récompensé par sept Golden Globes, “LA LA LAND”, du jeune cinéaste de “WHIPLASH”, réenchante la COMÉDIE MUSICALE, avec Ryan Gosling et Emma Stone. Histoire d’un film en état de grâce, mais dont la GENÈSE fut laborieuse

- Par NICOLAS SCHALLER

« LA LA LAND », par DAMIEN CHAZELLE, en salles le 25 janvier.

Ils dansent au moment de se séduire, chantent ce qu’ils ont sur le coeur. Et pour se dire « je t’aime », ils font des claquettes. Dans « La La Land », Emma Stone et Ryan Gosling marchent sur les pas de Cyd Charisse et Gene Kelly et, plus encore, sur ceux de Nino Castelnuov­o et Catherine Deneuve, le couple maudit des « Parapluies de Cherbourg ». Jacques Demy ressuscité chez les hipsters de la côte Ouest : ainsi pourrait-on résumer à gros traits le film de Damien Chazelle. Révélé il y a deux ans grâce à « Whiplash », duel SM entre un batteur de jazz et son prof tyrannique, couronné par trois oscars, ce réalisateu­r mélomane de 32 ans revient avec une comédie musicale, une vraie. Le pitch rappelle « New York New York » ou « Une étoile est née » : Sebastian, un pianiste de jazz, et Mia, une aspirante actrice, tombent amoureux et tentent de concilier vie de couple et ambition profession­nelle. Tout est dans la manière. Chazelle s’approprie le genre selon un subtil alliage d’hommage aux classiques et de réinterpré­tation contempora­ine, de traditiona­lisme et de modernité. Et il ancre amoureusem­ent son film à Los Angeles, cette ville-spectacle dont chaque habitant aspire à une carrière artistique, qu’il filme aujourd’hui comme si c’était hier. Depuis sa présentati­on en ouverture du Festival de Venise, d’où Emma Stone est revenue avec un prix d’interpréta­tion amplement mérité, « La La Land » séduit à peu près tous ceux qui le voient. Encensé par la critique américaine, qui lui a décerné la plupart de ses prix de fin d’année, il a réussi le grand chelem aux Golden Globes, sept statuettes pour sept nomination­s, et part favori pour les prochains Oscars. Il y a encore six mois, personne n’aurait misé un kopeck sur le film.

L’aventure « La La Land » débute en 2008. Fils d’une Américaine, prof d’histoire, et d’un mathématic­ien français, Damien Chazelle est alors étudiant en cinéma à Harvard. Batteur émérite (il a auparavant appris le jazz à Princeton sous la coupe d’un mentor autoritair­e qui lui inspirera celui de « Whiplash »), il joue au sein des Chester French, un groupe pop monté par son camarade de fac Justin Hurwitz, inscrit, lui, en cursus musical. En cours, Chazelle dissèque les oeuvres de Jean Rouch et de Frederick Wiseman. Au ciné-club du campus, il se passionne pour l’âge d’or de Hollywood. « J’ai cherché un lien entre les comédies musicales de la grande époque et les documentai­res que j’étudiais, dit-il. A première vue, deux genres totalement opposés et pourtant il y a au sein de ces fantaisies artificiel­les que sont les “musicals” une réalité physique de la performanc­e qui leur procure un aspect documentai­re. » Chazelle en discute avec Hurwitz et lui propose de composer la partition de son film de fin d’études : « Guy and Madeline on a Park Bench » ; un musical tourné façon cinéma-vérité, en 16 mm noir et blanc et pour 50 000 dollars – des clopinette­s. Une fois diplômé, Chazelle, enfant studieux de la côte Est, élevé entre le New Jersey et Boston, rejoint Los Angeles, la Mecque du business. Il signe le script d’un courtmétra­ge, « Grand Piano », suspense musical annonciate­ur de « Whiplash » ; gagne sa croûte comme scénariste pour quelques séries B horrifique­s. Mais il n’a qu’une idée en tête : transforme­r l’essai « Guy and

L’ANTI-“WHIPLASH”

Madeline » et monter une vraie, grande comédie musicale sur un sujet intime, le couple, et imprégnée de l’humeur de la ville. Au contraire de Newark et Boston (un temps envisagés comme décors), L.A. l’inspire. Comme Cherbourg et Rochefort inspirèren­t Jacques Demy. Chazelle se met à l’écriture, Hurwitz à la compositio­n. Le titre? « La La Land ».

Seulement, en 2010, à Hollywood, il n’y a pas grand monde pour y croire. La loi du marché est catégoriqu­e : chanter sous la pluie ne fait plus rêver les foules qui préfèrent voir des robots se friter avec des créatures de l’espace ou un type en collants sauver la planète en projetant des toiles d’araignée. Les comédies musicales, très populaires aux Etats-Unis de la Grande Dépression à la fin des années 1950, sont passées de mode. Et s’il en sort de temps à autre – récemment, « les Misérables » ou « Mamma Mia! » –, elles sont adaptées de grands succès de la scène. Rien à voir avec « La La Land », créé de toutes pièces sur une partition originale qui emprunte à Michel Legrand, Gershwin, Tchaïkovsk­i ou la pop des sixties. On est loin de Kanye West et Rihanna.

Avec ses deux jeunes producteur­s, Jordan Horowitz et Fred Berger, Chazelle galère. « Le scénario plaisait mais la propositio­n n’était pas assez commercial­e, confie le réalisateu­r. Et, au bout de quelques mois, Focus Features [distribute­ur-phare du cinéma d’auteur aux Etats-Unis, NDLR], avec lequel on travaillai­t, nous a laissés tomber. » A sa décharge, Chazelle n’a alors pour seule carte de visite que son film de fin d’études. Un peu juste. « L’amour de Damien pour la comédie musicale était contagieux, mais sur le papier c’était un projet fou, impossible à monter, concède Jordan Horowitz. Il a fallu que Damien tourne ‘‘Whiplash’’ pour que les choses se débloquent. » « Whiplash », soit l’antithèse de « La La

Land ». Les mêmes interrogat­ions – le jeune batteur de « Whiplash », comme le pianiste de « La La Land », jongle entre sa musique et sa vie privée, tiraillé entre l’idée pure qu’il se fait de son art et sa réalité pratique – pour un traitement diamétrale­ment opposé. « La La Land » est une bulle d’élégance pop et mélancoliq­ue, une histoire d’amour sans happy end mais aux vertus euphorisan­tes. « Whiplash » est une success-story hargneuse, tendue et anxiogène, un chemin de croix menant vers la lumière, nourri sans nul doute par les frustratio­ns de Chazelle, que l’on peut aisément voir comme une métaphore de son combat pour monter « La La Land ».

CHANGEMENT DE CASTING

Grâce au succès, à la reconnaiss­ance critique et aux trois oscars de « Whiplash », « La La Land » peut enfin voir le jour sous la houlette de LionsGate, le distribute­ur de « Hunger Games » et « Démineurs ». Un casting est annoncé : Miles Teller (l’alter ego de Chazelle dans « Whiplash ») et Emma Watson (Hermione dans la saga « Harry Potter »). Bientôt remplacés par Ryan Gosling et Emma Stone, au terme d’un embrouilla­mini médiatique. Si Emma Watson quitte le projet pour se concentrer sur le tournage de « la Belle et la Bête » de Guillermo del Toro, Teller se plaint, par voie de presse, d’avoir été débarqué sans égards. La production, elle, met en cause les prétention­s financière­s indues de l’acteur qui aurait exigé davantage que les 4 millions de dollars alloués. Jordan Horowitz esquive diplomatiq­uement : « Il s’est passé ce qui devait se passer. Emma Stone et Ryan Gosling étaient les bonnes personnes au bon moment pour ce film. » Le couple, déjà réuni dans « Crazy, Stupid, Love » et « Gangster Squad », est en effet plus bankable et permet au budget de grimper à 30 millions de dollars. De surcroît, les deux acteurs sont de vrais performers. Gosling, ex-enfant star des programmes Disney Channel, mène aussi une carrière musicale au sein de l’excellent groupe de pop gothique Dead Man’s Bones. Stone, elle, vient de faire ses débuts à Broadway dans une reprise de « Cabaret ». Le premier se perfection­ne au piano (quatre heures par jour durant trois mois), la seconde, au chant, les deux, à la danse. Tandis que les auteurs, Benj Pasek et Justin Paul, adaptent les paroles des morceaux à leur sensibilit­é. « Emma et Ryan tenaient à ce que les chansons leur parlent », précise le compositeu­r Justin Hurwitz.

Le film s’ouvre sur un ballet d’automobili­stes, immobilisé­s par un embouteill­age, qui dansent sur les toits de leurs voitures. « Another Day of Sun », entonnent les Angelenos en route pour leur journée de boulot, les couleurs primaires, très nouvelle vague, de leurs vêtements égayant le bitume tandis qu’à l’arrière-plan Los Angeles s’étend à perte de vue, telle la cité d’Oz. « On n’a eu que deux jours pour filmer la séquence sur l’échangeur entre les autoroutes 105 et 110, bloquées spécialeme­nt pour nous, raconte le chef décorateur, David Wasco. Sous plus de 40 °C. » Un peu plus tard, le premier pas de deux entre Mia et Sebastian sur les collines de Hollywood a lieu sous un ciel digne d’une toile peinte dans une production MGM en Technicolo­r. En fait, une vue réelle, la plupart des extérieurs ayant été tournés durant l’heure magique, ce moment qui précède le coucher du soleil. Chazelle utilise la Cité des Anges comme un studio à ciel ouvert. « C’est une ville où tout bouge tout le temps, remarque-t-il. On ne prête guère attention à l’histoire. Or Mia et Sebastian vivent dans le passé, leurs repères – le jazz pour lui, l’âge d’or de Hollywood pour elle – sont anciens. A travers eux, je parle des limites de la nostalgie, du dialogue entre le passé et l’avenir. » Et comment : si la comédie musicale a une chance de redevenir au goût du jour, elle s’appelle « La La Land ».

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Emma Stone et Ryan Gosling sur les traces de Cyd Charisse et Gene Kelly.
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 ??  ?? Damien Chazelle et Emma Stone à la présentati­on de « La La Land » au Festival de Venise, le 31 août 2016.
Damien Chazelle et Emma Stone à la présentati­on de « La La Land » au Festival de Venise, le 31 août 2016.

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