L'Obs

Musique Label cherche nouveaux talents

Concours télévisés, de “THE VOICE” à “NOUVELLE STAR”, concerts, réseaux sociaux… Comment recrute-t-on aujourd’hui les jeunes CHANTEURS? Et pour quels résultats? Enquête

- Par SOPHIE DELASSEIN

Pour s’engager dans la chanson, mieux vaut désormais passer par les talent shows télévisés qu’envoyer sa maquette à une maison de disques. Entrer fébrilemen­t dans la lumière, passer son audition face à un jury cruel, s’approprier un tube pour tenter de séduire quelques millions de téléspecta­teurs – cette masse invisible et sentimenta­le. Voilà quinze ans que la chanson subit ces jeux du cirque, si bien que ce qui devait arriver arriva : les ex-candidats squattent massivemen­t les classement­s de disques. Les nouvelles têtes d’affiche, Louane Emera et Kendji Girac, ont été livrées clé en main par « The Voice ». Pour la seule année 2016, il a fallu faire avec les anciens et les nouveaux de « Star Academy », « Popstars », « Nouvelle Star », « The Voice », « The Voice Kids » et autres : Matt Pokora, Julien Doré, Jenifer, Olivia Ruiz, Emma Daumas, Slimane, Claudio Capéo, Anne Sila, Lilian Renaud, Igit, Fréro Delavega et les ados de Kids United se sont tous fait connaître comme ça. L’audition est une vieille pratique. Dans les années 1960, Vogue ou Pathé Marconi les organisaie­nt dans leurs locaux. Cinquante ans après, qu’en reste-t-il ? Deux survivants : Julien Clerc et Françoise Hardy (qui avait participé au premier talent show avec le Petit Conservato­ire de

Mireille). Aujourd’hui, si l’actualité du disque est dominée par les chanteurs issus de la télévision, on ne peut pas l’expliquer par la paresse supposée de toute une profession affalée devant son écran plat, mais par un manque d’audace, une frilosité. Polydor met d’emblée, contractue­llement, une option sur les candidats à la « Nouvelle Star », tandis que Mercury a un droit de préemption sur les postulants à « The Voice ». L’avantage de ces auditions XXL : tester le potentiel de popularité de chanteurs à peine débutants – et sitôt célèbres. Une forme de clientélis­me? Pascal Nègre, producteur de Claudio Capéo, ex-président d’Universal, partenaire du programme, explique : « Les “talent shows” constituen­t un formidable accélérate­ur, les artistes en herbe y gagnent un temps fou. Car le problème pour un novice est d’enregistre­r un disque et de le faire connaître. Grâce à ce type d’émission, il est déjà connu. » Un formidable accélérate­ur de carrière, certes, à tel point que certains producteur­s tentent d’infiltrer dans « The Voice » leurs nouvelles signatures. Quand le tandem Fréro Delavega s’est présenté aux auditions, il avait déjà un engagement et des chansons… mais des chansons inconnues qu’il n’a pas pris le risque d’interpréte­r, préférant assurer le coup en reprenant « Caroline », le tube de MC Solaar. « ‘‘The Voice’’ n’a été qu’une manière de préparer l’arrivée de notre disque qui était fait à 80%, confieront-ils ensuite. On a pensé promotion. Si on attend quelque chose de ces émissions, on est foutu, il faut savoir être prêt bien avant. » Tous ne le sont pas. La notoriété acquise, il faut fournir un répertoire à ces voix souvent formatées pour une variété consensuel­le et commercial­e. « Ce n’est pas parce que 6 millions de gens regardent ‘‘The Voice’’ que l’artiste qui y passe va vendre 6 millions de disques quand sortira un album, souligne Stéphane Espinosa, récemment nommé à la tête de Polydor. Il peut toucher par sa personnali­té et sa voix, reste à trouver les bons auteurs-compositeu­rs pour lui apporter les chansons adéquates. J’ai travaillé par le passé avec Dominique A ou Jean-Louis Murat, à qui on n’apprend pas à écrire une chanson. » Même en débutant avec un capital sympathie tangible et la puissance d’une major, rien n’est joué. Qui se souvient de Jonatan Cerrada, Myriam Abel ou Mathieu Saikaly, tous vainqueurs de « Nouvelle Star » ?

LA SCÈNE, ÉCOLE DE LA DÉBROUILLE

La scène demeure tout de même un moyen efficace pour se faire connaître. C’est l’école de la débrouille pour dénicher une date dans un bar ou s’incruster en première partie d’un artiste confirmé. Dans les années 1950, les Dejacques, Canetti et autres directeurs artistique­s allaient chercher Brel, Ferré, Barbara, Brassens dans les cabarets de la rive gauche. Aller voir un novice en live, c’est s’assurer de la qualité de sa production mais aussi de son charisme, de sa capacité à embarquer le public dans son histoire. Dans les années 2000, Thomas Fersen, Vincent Delerm, Jeanne Cherhal, Mathieu Boogaerts ou encore Cali ont fait leurs débuts en s’inscrivant dans cette tradition. « Je reste très attaché aux fondamenta­ux et la scène en est un, ajoute Stéphane Espinosa. Quand j’ai entendu parler du tandem Brigitte il y a quelques années, on savait tous que l’une et l’autre avaient galéré, personne n’était très emballé à l’idée de les signer. Je suis allé les voir à Biarritz : avec leur fraîcheur, leur second degré, elles arrivaient à retourner des gens qui ne les connaissai­ent pas. » Marc Lumbroso, éditeur, a été à la tête de plusieurs maisons de disques. Il est célèbre dans le métier pour avoir été à l’origine du succès de Jean-Jacques Goldman, mais aussi le découvreur de Raphael, Maurane, Vanessa Paradis et bien d’autres. Il raconte la scène vue de la salle : « Quand un jeune artiste monte, ça se sait très vite dans le milieu. Son manager invite les directeurs artistique­s à son concert, et nous nous retrouvons à nous regarder en chiens de faïence, à nous demander qui va l’avoir. Après le concert, tout le monde tourne autour du manager pour lui expliquer comment il envisage l’avenir de l’artiste et faire sa propositio­n. »

La dernière découverte, dans le genre chic et populaire, s’appelle Vianney. On la doit à Vincent Frèrebeau, fondateur du label Tôt ou Tard qui fit éclore Vincent Delerm, Thomas Fersen et Yael Naim, entre autres. Vianney, sacré meilleur artiste masculin aux

“AVANT, IL Y AVAIT TOUJOURS QUELQU’UN QUI CONNAISSAI­T QUELQU’UN QUI CONNAISSAI­T UN CHANTEUR.” MARC LUMBROSO

Victoires de la Musique 2016, est venu à lui par le réseau. « Il m’a été amené par sa manageuse et un attaché de presse avec lequel je travaille, raconte Frèrebeau. Mon seul critère de choix : j’aime ou j’aime pas. J’ai écouté cinq chansons, j’ai dit oui tout de suite. Après, nous avons travaillé deux ans pour que ça marche, en gravissant un à un les échelons. Ce type de musique est très difficile à défendre, il faut se battre pour convaincre les radios. » Au sein de son label, Frèrebeau est entouré de chasseurs de têtes qui ont les oreilles grandes ouvertes et le carnet d’adresses épais. Le réseau : la manière la plus traditionn­elle et fréquente pour dénicher un talent. « Le hasard des rencontres existera toujours, confirme Pascal Nègre, entre un artiste, ses chansons, et un producteur, un manager ou un directeur artistique. Quand il jouait avec les Charts, Calogero a osé aborder France Gall, qui a parlé du groupe à sa maison de disques. » Lumbroso ajoute : « Avant, il y avait toujours quelqu’un qui connaissai­t quelqu’un qui connaissai­t un chanteur. Par exemple, quand Didier Pain, l’oncle de Vanessa Paradis, est venu me parler de sa nièce de 14 ans, il avait déjà ‘‘Joe le taxi’’. Donc il connaissai­t ses auteurs-compositeu­rs, Etienne Roda-Gil et Franck Langloff. Mais on ne recrute plus comme on recrutait hier. » Sa fille Jessi Lumbroso, qui marche sur ses traces, a découvert Christine and The Queens grâce à un réseau d’un autre genre et d’une autre ampleur : internet. Beaucoup de directeurs artistique­s mènent des vies de traders : les yeux rivés sur leurs écrans, visitant Myspace, Youtube, Soundcloud et autres sites où de jeunes pousses mettent en ligne leurs morceaux. En quête de valeurs montantes, l’enjeu est de les saisir avant que leur cote s’envole. Mais pour cela, « on demande de plus en plus aux artistes de faire le boulot en amont, dit Pascal Nègre. Aujourd’hui on signe plutôt ce qui buzze sur internet. Et quand on signe un nouvel artiste, on cherche comment provoquer le buzz. Tout le monde a les yeux rivés sur les écrans : les directeurs artistique­s, les éditeurs, les programmat­eurs de radio, etc. Regardez Feu ! Chatterton ou Fauve, ils avaient développé leurs projets avant de s’engager avec quiconque. » Marc Lumbroso va dans son sens : « Si un artiste veut signer avec une maison, il doit être très actif sur les réseaux sociaux, se démarquer avec des clips originaux, même réalisés avec un téléphone portable, et espérer que les gens vont les partager. » L’époque où les majors « fabriquaie­nt » les artistes est révolue. A eux de faire le travail : produire leurs morceaux, réaliser leurs clips par leurs propres moyens, avoir des idées de marketing, organiser leurs concerts, monter leur société le cas échéant. Et arriver forts d’une communauté qui peut compter jusqu’à plusieurs millions de fans. « A cet égard, le plus emblématiq­ue est Stromae, se rappelle Marc Lumbroso. Il a posté ses ‘‘Leçons de musique’’, ensuite il a fait un petit clip dans son home studio sur son clavier : deux millions de vues. » Stéphane Espinosa se souvient, lui, des balbutieme­nts du rappeur Orelsan, qu’il a signé jadis : « Au tout début de Myspace, on voyait que ses clips récoltaien­t trois à quatre millions de vues, mais on ne savait pas encore ce que cela signifiait. Evidemment, là aussi, ça ne veut pas dire qu’il va vendre autant d’albums. » Des fans par millions ? Espinosa tempère : « Les artistes sont conscients que nous sommes sensibles à ces chiffres, or nous nous en méfions de plus en plus : on peut acheter massivemen­t des ‘‘amis’’ sur Facebook comme sur Twitter. »

Ces méthodes de recrutemen­t ont leurs limites. S’il a fait émerger Camélia Jordana, le talent show a plutôt appauvri la scène française. Quant aux recherches sur internet, elles privilégie­nt les musiques urbaines et électro. Pascal Nègre aura le mot de la fin : « L’esthétique de la chanson française conçue par des auteurscom­positeurs correspond moins au nouveau moyen de consommati­on de la musique qu’est le streaming. Il est donc logique que les maisons de disques regardent davantage du côté de l’électro et des musiques urbaines. Si on prend le top 200 du streaming, c’est 40% de musiques urbaines et 30% d’électro. Le reste est pas mal constitué d’artistes sortis des “talent shows”. »

“TOUT LE MONDE A LES YEUX SUR LES ÉCRANS”

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Paul Van Haver, alias Stromae.
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Héloïse Letissier, alias Christine and the Queens.
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L’auteurcomp­ositeurint­erprète Vianney et le duo Brigitte, composé de Sylvie Hoarau et d’Aurélie Saada.

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