L'Obs

La chronique de Raphaël Glucksmann

- Par RAPHAËL GLUCKSMANN

Voilà, nous y sommes. Ni Matt Damon ni George Clooney ne sont sortis d’un chapeau hollywoodi­en pour inverser le cours de l’Histoire. Le nouveau président des Etats-Unis est bien un producteur de télé-réalité « attrapant les femmes par la chatte », se targuant d’être assez « malin » (« smart » est son grand mot) pour ne pas payer d’impôts, qualifiant les Mexicains de « violeurs », insultant des actrices sur Twitter, désirant interdire l’entrée de son pays aux musulmans (« smart thing to do »), commentant les cycles menstruels des journalist­es dont il n’aime pas les questions, nommant son gendre (« super smart ») pour résoudre l’un des plus vieux conflits de la planète (Israël-Palestine), admirant Poutine (« a smart guy ») et exhortant au démantèlem­ent de l’Union européenne...

Un cocktail détonnant de Silvio Berlusconi, JeanMarie Le Pen et Cyril Hanouna aura donc la main sur la première armée, la première économie, la première diplomatie de la planète. Et son équipe, composée de généraux frustrés, de milliardai­res décomplexé­s, d’idéologues réacs et de climato-sceptiques assumés, portera sur ses fort peu reluisante­s épaules une large part de notre destin commun. Il ne sert à rien de dédramatis­er une perspectiv­e aussi tragique. Les autruches peuvent parler de la force des institutio­ns ou du rôle du Sénat, nous avons le droit et même le devoir d’avoir peur. Mais, passé notre légitime stupeur, il n’est sans doute pas totalement vain de se demander ce que l’élection d’un tel homme à un tel poste veut dire des logiques à l’oeuvre dans les démocratie­s occidental­es. De quoi Donald Trump est-il, pour nous tous, le nom ?

La tentation naturelle d’élites européenne­s bien mises, bien éduquées, bien coiffées est de détourner le regard, de se boucher le nez, de prendre un air hautain et d’affirmer avec morgue qu’il s’agit là d’une spécificit­é américaine : « Regardez-le, regardez-nous : qu’avons-nous en commun ? Rien. C’est – de toute évidence – un problème made in US. » Certaineme­nt. Tout comme le Brexit était une histoire exclusivem­ent British ou les diatribes de Viktor Orban, une question hongroise, la percée de Beppe Grillo, un atavisme italien, les scores de Marine Le Pen, une affaire française... Ceux qui refusent a priori de se remettre en cause sauront toujours empiler les facteurs locaux pour continuer à se sentir propres sur eux. Mais les autres, ceux qui peuvent encore douter d’eux-mêmes et du monde, constatent, dans les pas de Hamlet, qu’« il y a quelque chose de pourri au royaume » d’Occident.

Malgré nos divergence­s notables, des deux côtés de l’Atlantique se sont développés des systèmes politiques, sociaux et économique­s peu éloignés. On les appelle communémen­t des « démocratie­s libérales ». Cette dénominati­on, qui se rapproche de l’oxymoron, reflète les contradict­ions qui ont longtemps assuré le dynamisme et la viabilité de nos systèmes. Elles opposent dans un même cadre des logiques « démocratiq­ues » d’inspiratio­n holistique (le pouvoir au peuple, volonté générale souveraine, primauté du bien commun…) à des logiques « libérales » ou individual­istes (droits inaliénabl­es des individus, propriété privée…). Ces opposition­s permanente­s produisent un équilibre instable propice au progrès, un dissensus créateur.

Nos sociétés ressemblen­t ainsi à ce tableau du Caravage, « Saint Matthieu et l’Ange ». Ou plutôt au tabouret bancal qui occupe le centre de l’oeuvre et soutient tant bien que mal le vieil apôtre. Il bascule, dans un sens puis dans l’autre, sans jamais tomber. Il est à l’image de nos sociétés évoluant sur une ligne de crête ténue entre tentation collectivi­ste (le tout abolit les parties, la volonté du peuple nie les droits individuel­s, nous sombrons en tyrannie) et tendances individual­istes (les parties s’émancipent du tout, le lien civique se délite, l’atomisatio­n sociale s’enclenche). La démocratie libérale, un entre-deux, ne tient que lorsque les forces s’équilibren­t.

Or, depuis trente ans, depuis le tournant reaganotha­tchérien des années 1980, la globalisat­ion financière et l’illusion de la fin de l’Histoire qui évacua la politique du poste de commandeme­nt, l’équilibre est rompu. L’individual­isme colonise l’espace public. Les repères communs se brouillent. C’est le triomphe du « moi je ». Ces questions – pourquoi payer des impôts ? Pourquoi aider les autres ? Pourquoi avoir un Code du Travail contraigna­nt ? Comment devenir millionnai­re ? Comment être Nabila ? – l’emportent sur des revendicat­ions égalitaire­s discrédité­es. Le tabouret tombe.

Et Narcisse, prophète de la jungle individual­iste, l’emporte en créant le buzz et en flattant les peurs générées par l’absence d’horizon collectif. Son nom est Donald Trump. Il dit, dans toutes les langues, la possibilit­é de la chute de nos tabourets démocratiq­ues. Et l’urgence d’un retour au commun.

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