L'Obs

Le point de vue de Daniel Cohen

- Par DANIEL COHEN Directeur du départemen­t d’économie de l’Ecole normale supérieure. D. C.

L’élection de Trump a été interprété­e comme la fin de l’ordre libéral, la réponse des classes populaires au pouvoir des élites… A lire la liste des membres de son cabinet, on comprend vite que tout autre chose se prépare. Trump a nommé comme ministre des Affaires étrangères Rex Tillerson, le patron du géant pétrolier Exxon, fervent partisan de la libéralisa­tion du marché de l’énergie. Le ministre des Finances, Steven Mnuchin, est un ancien dirigeant de Goldman Sachs, financier de Hollywood qui s’est enrichi en rachetant les titres de propriété des ménages ruinés par la crise des subprimes. Le ministre du Travail, Andrew Puzder, est le patron de CKE, une chaîne de restaurati­on rapide, qui s’est déclaré opposé à toute hausse du salaire minimum. Cerise sur le gâteau, Carl Icahn, ancien raider qui servit de modèle au film d’Oliver Stone « Wall Street », est nommé conseiller spécial du président pour la régulation fédérale !…

Trump a constitué un gouverneme­nt à son image, fait de milliardai­res iconoclast­es, pesant à eux seuls plus de 6 milliards de dollars, selon « The Economist ». Ils ont en commun une même détestatio­n des règles internatio­nales : l’accord sur le climat de Paris, celles de l’OMC, de l’Otan. Tous veulent pousser plus loin la déréglemen­tation, qu’il s’agisse du marché de l’énergie, du travail, de la finance…

Depuis l’Europe, on a pu penser que l’élection de Trump traduisait le mécontente­ment des Américains face à la montée ahurissant­e des inégalités. Mais les réduire n’est manifestem­ent pas ce que Trump a en tête, qui veut au contraire baisser les impôts et revendique en ce domaine l’héritage de Reagan. Trump est-il en train de trahir ses électeurs, ou y a-t-il un malentendu sur les raisons de son succès ?

Michael Sandel, professeur de philosophi­e à Harvard et auteur d’un best-seller intitulé « Justice », a proposé une réponse intéressan­te. Les élites de gauche, explique-t-il, plaident pour la justice sociale : la redistribu­tion des revenus, l’accès à l’école, à la santé, la promesse donnée à chacun de pouvoir s’élever socialemen­t… Ils ne comprennen­t pas que cet idéal méritocrat­ique sonne comme une accusation, un reproche, aux oreilles de ceux qui n’ont pas fait d’études supérieure­s, qui y voient surtout l’orgueil des élites démocrates prônant l’avènement d’un monde à leur image. Les électeurs de Trump, conclut Sandel, ont un besoin éperdu de reconnaiss­ance, d’estime sociale, pour ce qu’ils sont, et non pour ce qu’ils auraient pu ou dû être…

Trump a rallié leur suffrage en dénonçant ce « sur-moi » démocrate, qui voudrait aussi interdire le port des armes et imposer des normes environnem­entales. Les tweets ravageurs du président annoncent une méthode nouvelle de gouverneme­nt qui s’affranchit des règles écrites, en phase avec le projet de déréglemen­tations échevelées porté par les membres de son cabinet. Tôt ou tard, Trump fera l’expérience de ce que Freud appelle la revanche du principe de réalité sur le principe de plaisir… En attendant, c’est un grand désordre libéral qui s’annonce.

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